Chapitre 1
premier passage hépatique des estrogènes : mythe ou
réalité ?
H. ROZENBAUM
introduction
Il est fréquent d'entendre affirmer, en
France, que la voie cutanée est préférable à la voie orale,
cette voie permettant d'éviter l'effet de premier passage
hépatique.
Aux U.S.A., au contraire, la voie orale est
préférée car on lui attribue un effet bénéfique vis-à-vis
de la prévention des affections coronariennes chez la femme
après la ménopause.
Bon nombre de médicaments ou d'hormones
couramment utilisés en thérapeutique transitent par le système
digestif. Pourquoi les estrogènes suscitent-ils un tel débat
quant à leur voie d'administration ?
Ce débat repose, selon nous, sur des bases de
départ souvent discutables:
- Confusion fréquente entre effets des
estrogènes naturels et de l'éthinyl-estradiol per os,
alors que ces produits sont radicalement différents ;
- Considérations pharmacocinétiques
discutables ;
- Positions de principes semblant parfois
plus proches de considérations extra-médicales que des données
épidémiologiques.
Rappelons que toute hormone plasmatique, quelle
que soit sa provenance, endogène c'est-à-dire sécrétée par
une glande, ou exogène, sera finalement métabolisée par le
foie.
Il se produit, avec la voie orale, un
"premier passage hépatique", les hormones arrivant au
foie par la veine porte.
Ce phénomène peut avoir deux
conséquences :
- Perte d'activité partielle du produit
administré, dont une fraction plus ou moins importante peut
d'emblée être transformée en métabolites inactifs.
- Induction d'effets métaboliques, et ce
phénomène se situe bien entendu au coeur du débat
quelques remarques à propos de pharmacocinétique
"L'effet de 1er passage hépatique"
Toute molécule subit dans l'organisme des
mécanismes d'élimination précédés -ou non- de
transformations métaboliques.
Le foie constitue la véritable "plaque
tournante" des stéroïdes sexuels. Le flux plasmatique
hépatique étant en moyenne de 2.000 l et le volume plasmatique
de 2,5 l, chaque stéroïde subira statistiquement 2.000/2,5 =
800 "passages hépatiques" par jour.
Il est donc inexact de penser qu'une
administration extra-digestive d'estrogène
"court-circuitera" le foie.
Pour l'éthinyl-estradiol, on sait que ses
effets métaboliques sont identiques, qu'il soit pris per os
ou par voie vaginale.
Le taux d'estrone (E1) supérieur à celui
d'estradiol (E2) : après prise per os d'E2, les
taux d'E1 sont supérieurs à ceux d'E2 par suite de phénomènes
de conversion E2-E1 se produisant au niveau de la muqueuse
intestinale.
Nul ne connaît la signification de ce
phénomène.
S'il peut a priori paraître plus séduisant
pour l'esprit d'observer un taux d'E2 supérieur à celui d'E1,
il importe de remarquer que :
- le principal estrogène circulant avant
et après la ménopause est le sulfate d'E1 dont les taux sont
plus de 10 fois supérieurs à ceux d'E1 ou d'E2 ; il semble que
le sulfate d'E1 se comporte comme un réservoir d'estrogènes. Ce
taux s'élève nettement plus après prise d'estrogènes per
os que par voie cutanée (SCOTT R.T. et coll.1991)
- selon un travail effectué par NILSON et
coll. en 1984, les taux plasmatiques d'E2 libre sont identiques
au 6ème cycle de traitement, quelle que soit la voie
d'administration de l'E2 : orale ou percutanée.
Enfin rappelons que les cellules des organes
cibles sont munies de systèmes enzymatiques convertissant l'E1
en E2 ; c'est donc finalement ce dernier qui se fixera sur le
récepteur nucléaire.
effets métaboliques
1. Lipides plasmatiques
La perte de l'effet protecteur des sécrétions
ovariennes vis-à-vis du risque vasculaire observé à la
ménopause provient, en partie tout au moins, des modifications
des lipides plasmatiques :
- Elévation des fractions
athérogène : cholestérol total, cholestérol des LDL, et
notamment LDL de petites tailles, considérées comme
particulièrement athérogènes, apoprotéine B,
triglycéridesÊ;
- Légère diminution de la fraction
anti-athérogène : HDL et plus particulièrement HDL2
cholestérol et apoprotéine A1 (TURPIN 1991)
Aussi un des objectifs d'une hormonothérapie
substitutive doit-il être de rétablir, si possible, le profil
lipidique d'une femme non ménopausée.
Les estrogènes per os induisent :
- Une diminution du cholestérol total de
l'ordre de 16% ; le taux de l'apoprotéine B diminue
égalementÊ;
- Une élévation du HDL cholestérol de 8
à 15% environ : cette élévation porte plus
particulièrement sur la fraction HDL2. Le taux de l'apoprotéine
A1 s'élève également (WALSH et coll. 1991)
Des études plus détaillées du métabolisme
lipidique ont permis de démontrer que la taille des particules
des LDL augmentait chez les utilisatrices d'estrogènes per os.
Rappelons que la ménopause provoque au contraire une élévation
des particules de petite taille particulièrement athérogène
(CASTELLI 1986).
D'autre part le taux de la Lp(a) diminue (Soma
et coll. 1991)
On a reproché à la voie orale d'induire un
effet hypertriglycéridémiant.
Il convient de préciser à cet égard :
Que cet effet est dose-dépendant et
molécule-dépendant.
Ainsi les estrogènes conjugués induisent,
selon la majorité des études publiées, une élévation de
l'ordre de 20% environ ; le 17 bE2 micronisé ou son
valérianate induisent une élévation nettement plus
modérée : de l'ordre de 4% environ ; pour certains
auteurs il ne se produirait même pas d'élévation.
En tout état de cause, cette élévation,
lorsqu'elle se produit, ne dépasse pas les limites de la
normale ; Elle ne pourrait devenir préoccupante que chez
les femmes préalablement atteintes d'hypertriglycéridémie
familiale.
Rappelons que l'étude de FRAMINGHAM a permis
d'établir qu'une élévation des triglycérides n'était
dangereuse sur le plan vasculaire que si elle s'accompagnait
d'une diminution du HDL cholestérol (CASTELLI 1986).
Or les estrogènes per os élèvent au
contraire cette fraction lipidique.
D'autre part, lors d'une étude métabolique
récente, WALSH et coll. ont démontré que si la production des
VLDL de grande taille était stimulée par les estrogènes per
os, la plupart de ces particules étaient ensuite épurées
de la circulation et n'étaient pas transformées en VLDL de
petite taille ou en LDL, seules celles-ci étant considérées
comme dangereuses.
Aussi la quasi-unanimité des auteurs
considère-t-elle les modifications induites par les estrogènes per
os comme vraisemblablement bénéfiques.
2. Glucides
La carence estrogénique favorise des
perturbations du métabolisme des glucides liées à une
diminution de sécrétion d'insuline.
Quelle que soit sa voie d'administration, le 17
bE2
provoque une amélioration de la tolérance au glucose, et un
diabète ne constitue pas une contre-indication à la
prescription du 17 bE2. (Luotola et coll. 1986, Lindheim et coll. 1993)
3. Facteurs de la coagulation
(bibliographie in Rozenbaum H, 1994)
De nombreux auteurs semblent avoir été
impressionnés par les effets induits par l'e.e. contenu dans les
contraceptifs oraux (c.o.). Même à faible dose: 10 mcg par
exemple dans une étude de LINDBERG et coll. (1989), des
modifications de certains facteurs de la coagulation sont encore
observées.
Avec le 17 bE2 per os les résultats publiés sont
contradictoires :
- diminution modérée de l'antithrombine
III pour certains, non retrouvée par d'autres auteurs ;
- Elévation du facteur VII pour certains,
diminution pour d'autres
Dans l'ensemble toutefois les modifications
induites par les estrogènes naturels per os sont
discrètes ou absentes.
Ici encore, l'opposition "voie orale -
voie cutanée" apparaît trop schématique :
BOSCHETTI et coll. (1991) comparant le effets
de 0,625 mg d'estrogènes conjugués per os et de 50 mcg
d'E2 transcutané, observent une élévation non significative du
fibrinogène au 2ème mois avec la voie cutanée, et surtout une
diminution de l'antithrombine III et une élévation du
facteur VIII au 12ème mois de traitement avec les deux
voies d'administration.
Selon eux, la durée du traitement est plus
importante que la voie d'administration.
STEINGOLD et coll. (1991) observent également
une diminution du taux de l'antithrombine III chez 5 femmes
atteintes de défaillance ovarienne précoce traitées par doses
relativement élevées d'E2 per os ou transcutané.
4. Pression artérielle
Les relations estrogènes - pression
artérielle (PA) illustrent l'opposition entre théorie et
réalité.
5. Voie orale
Plusieurs auteurs ont publié une élévation
de l'angiotensinogène pendant la prise d'E2 per os.
La voie orale induisant une élévation des
protéines synthétisées par le foie, ce phénomène n'a rien
d'étonnant.
Cette élévation a fait conclure à un risque
d'élévation de la PA chez les femmes traitées.
En réalité le taux d'angiotensinogène
s'élève au cours de la grossesse sans induire d'élévation de
la PA. Daniels et coll. ont constaté que l'angiotensinogène de
la grossesse était de haut poids moléculaire et possédait une
affinité réduite vis-à-vis de la rénine.
DERKX et coll. ont constaté chez des femmes
prenant des contraceptifs oraux (c.o.) une élévation du
substrat de la rénine mais une diminution des taux de prorénine
et de rénine active, ce dernier phénomène traduisant, selon
cet auteur, une diminution de production de rénine active par le
rein. Autrement dit une élévation de l'angiotensinogène ne
signifie pas ipso facto élévation de la PA.
D'autre part, il semble s'agir en l'occurrence
essentiellement d'un effet-dose et d'un effet molécule :
- Avec les estrogènes conjugués, le
substrat de la rénine s'élève après administration vaginale,
mais seulement à très fortes doses: 2,5Êmg/j (Mandel 1989).
- Avec l'éthinyl-estradiol, 5 mcg per
os suffisent pour induire une élévation retrouvée avec 20
mcg par voie vaginale, posologie équivalente étant donné que
l'excipient utilisé lors de cette expérience réduisait la
biodisponibilité du produit.
Un certain nombre d'études épidémiologiques
de type cas-contrôle ou prospective ont en effet confirmé que
la prise per os d'E2 n'induisait pas d'élévation de la
PA. Ces traitements ont même été administrés à des
femmes préalablement hypertendues sans provoquer de majoration
des chiffres de la PA. Seuls quelques rares cas d'HTA
idiosyncrasiques ont été relevés chez des utilisatrices
d'estrogènes per os (Revue générale in Rozenbaum
H. 1994)
Citons notamment l'étude contrôlée
d'HASSAGER et coll. ayant porté sur 110 femmes ménopausées
traitées pendant deux ans par estrogènes per os ou
percutané ou par placebo. La PA diastolique ne s'est élevée
que dans le groupe recevant un placebo et aucune corrélation ne
fut observée entre le taux du substrat de la rénine, élevé
avec l'E2 per os, et les chiffres de PA.
6. Risque vasculaire
Nous n'aborderons pas ici l'effet protecteur
des estrogènes vis-à-vis du risque d'athérosclérose,
désormais reconnu.
C'est essentiellement à propos des thromboses
veineuses qu'existe une confusion entre les effets des
contraceptifs oraux et ceux de l'hormonothérapie substitutive.
Celle-ci a beau être utilisée depuis une cinquantaine d'années
sans qu'aucun accident thrombo-embolique ne lui ait été
attribué, les mises en garde et les contre-indications issues
des faits observés chez les utilisatrices de c.o. continuent à
lui être aveuglement appliquées.
Il n'existe pourtant aucune commune mesure
entre les estrogènes de synthèse utilisés en contraception
orale et les estrogènes naturels prescrits en hormonothérapie
substitutive. Les premiers perturbent les facteurs de la
coagulation de façon dose-dépendante, les seconds n'entraînent
pratiquement pas de modifications à la posologie utilisée. Un
effet dose-dépendant a également été observé entre posologie
de l'éthinyl-estradiol contenu dans les c.o. et fréquence des
accidents thrombo-emboliques ; aucune étude
épidémiologique n'a incriminé l'H.S. à ce propos.
Ces études sont peu nombreuses, peut-être
justement parce que, dans ce domaine, il n'y a rien à prouver.
Soulignons cependant un point important : lors de deux de
ces études le risque de thrombose a été trouvé nettement
élevé chez les utilisatrices de c.o. et non chez les femmes
soumises à une H.S.
La méthodologie utilisée étant la même dans
les deux cas, les conclusions à propos de l'H.S. apparaissent
difficilement contestables.
conclusion
Actuellement 10% à peine des femmes
françaises suivent une hormonothérapie substitutive, et la
durée moyenne d'un traitement est de 12 à 18 mois environ. Or
l'efficacité d'un tel traitement est désormais reconnue par la
communauté scientifique internationale.
Des préjugés et des faux-bruits continuent à
limiter le nombre d'utilisatrice d'estrogènes.
A cet égard la querelle entre voies orale et
cutanée, observées essentiellement en France paraît ridicule.
Les voies orales sont utilisées beaucoup plus
couramment aux U.S.A. ou dans d'autres pays européens.
Arrêter d'utiliser abusivement le conditionnel
ou les conclusions non fondées sur la réalité des faits
permettrait une vision plus réaliste des avantages et
inconvénients respectifs des différentes voies d'administration
des estrogènes.
Pour souligner la fragilité de certaines
théories ou de certains postulats assénés comme des vérités
définitives, rappelons que toutes les études épidémiologiques
ayant abouti à un effet protecteur des estrogènes sur le
plan vasculaire ont porté sur les estrogènes conjugués
administrés per os.
En pratique on peut résumer la situation de la façon
suivante :
femme "normale" : lui laisser le choix de la
voie d'administration, en lui expliquant qu'il s'agit de toute
façon de produits similaires ; lui expliquer que l'on peut
changer les modalités en cours de route si elle se lasse de
la voie d'administration initialement choisie;
femme apparaissant "à risque" sur le plan thrombose
(antécédents familiaux, trouble de la coagulation,
etc...) : donner la préférence aux voies cutanées ;
femme hypertendue : des diminutions ont été observées
avec la voie orale. Une HTA modérée ne constitue donc pas une
contre-indication de principe, mais surveiller la PA.
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Henri ROZENBAUM
: JOURNÉES DE
TECHNIQUES AVANCÉES EN GYNÉCOLOGIE OBSTÉTRIQUE ET
PÉRINATALOGIE PMA, Fort de France 12 - 19 Janvier 1995
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