Les acides gras polyinsaturés dans
la nutrition du prématuré et du nouveau-né à terme
Alexandre LAPILLONNE*
L'étude du métabolisme et
du rôle des acides gras polyinsaturés (AGPI) a été l'un des
domaines de recherche en nutrition les plus actifs au cours de ces deux dernières
décennies. Cet intérêt pour les AGPI en pédiatrie provient de
la reconnaissance de leur importance dans le développement et la maturation
du système nerveux du nourrisson.
Rappels sur le métabolisme des AGPI chez le nourrisson
L'acide docosahexaénoïque (C22:6w3),
acide gras plus connu sous le nom de DHA, est un AGPI à longue chaîne
qui s'accumule de façon préférentielle dans les membranes des cellules
photoréceptrices de la rétine et des neurones où il y joue un rôle
essentiel (1). L'accumulation du DHA dans le tissu cérébral fœtal se fait
essentiellement au cours du dernier trimestre de la grossesse, mais cette accumulation
se poursuit en post natal pendant les 2 premières années de vie. L'acide
arachidonique (ARA ou C20:4w6) et l'acide eicosapentaénoïque (EPA ou C20:5w3),
autres AGPI à longue chaîne, sont les précurseurs des prostaglandines,
leukotriènes et thromboxanes, molécules regroupées sous le nom général
d'eicosanoïdes. La synthèse de ces AGPI à longue chaîne (AGPI-LC)
utilise le même système enzymatique ce qui rend l'organisme sensible à
tout déséquilibre important entre les lignées w3 et w6 (Figure 1).
La couverture des besoins en DHA et
ARA pendant les premiers mois de vie sont assurés par le lait maternel car
il contient non seulement des AGPI essentiels mais également des AGPI à
longue chaîne. Les taux d'AGPI à longue chaîne dans le lait maternel
sont très variable d'une femme à l'autre mais ils sont en moyenne, en
Europe, de 0,3 % pour le DHA et de 0,5 % pour l'ARA (Tableau 1) (2). Au contraire
du lait maternel, les formules de lait infantile ne contiennent pas de DHA et d'ARA
et le nouveau-né recevant ce type de lait artificiel non supplémenté
est donc totalement dépendant de ses capacités de synthèse endogène
et de mobilisation de ses réserves. Le nouveau-né est capable de synthétiser
des AGPI à longue chaîne à partir des précurseurs (3) mais nous
savons que cette synthèse est probablement insuffisante pour assurer la couverture
des besoins en DHA et ARA au cours de la phase de croissance rapide de la première
année. En effet, après plusieurs mois d'alimentation avec un lait infantile
non supplémenté, les nourrissons présentent non seulement une diminution
significative du contenu en DHA des lipides plasmatiques ou des phospholipides des
membranes des globules rouges, deux paramètres étant habituellement utilisés
pour apprécier le statut en AGPI d'un enfant, mais également une plus
faible concentration en DHA cérébral par rapport aux enfants allaités
(1). L'accumulation en DHA entre la naissance et 6 mois est en fait négative
chez l'enfant nourri au lait artificiel, l'accumulation de DHA cérébral
ne se faisant qu'au prix d'une mobilisation importante des réserves hépatiques
et du tissu adipeux (Tableau 2) (4). L'apport d'AGPI à longue chaîne
préformés dans l'alimentation du nourrisson au cours de la première
année de vie est donc nécessaire pour assurer un statut en AGPI comparable
à celui observé chez le nourrisson allaité.
Figure 1. Rôles des acides gras
polyinsaturés w3 et w6.
Effets fonctionnels d'une supplémentation
en AGPI-LC chez le nouveau-né à terme
La question essentielle est de savoir si ces modifications
biochimiques ont un impact significatif sur le développement neurosensoriel
des enfants. La comparaison du développement neurosensoriel de l'enfant allaité
avec celui de l'enfant recevant un lait artificiel ne peut en aucun cas permettre
de déterminer si le DHA joue un rôle dans le développement neurosensoriel
tant les différences d'ordre nutritionnel et d'ordre non nutritionnel sont
importantes entres ces deux groupes d'enfants. Par contre, deux études récentes
ont comparé parmi les enfants allaités, ceux qui recevaient un lait maternel
naturellement riche en DHA avec ceux qui recevaient un lait maternel naturellement
plus pauvre en DHA. Bien qu'il existe de nombreuses limitations à ces études,
elles montrent une association significative entre le contenu en DHA du lait maternel
et l'acuité visuelle à l'âge de 2 mois et 12 mois dans une étude
(5) et à l'âge de 4 mois dans l'autre (6).
Les données les plus solides concernant
l'importance de l'apport en DHA préformé sur le développement du
nourrisson ne peuvent provenir que des études randomisées en double aveugle
dans lesquelles un groupe d'enfants reçoit un lait artificiel standard et un
autre un lait artificiel supplémenté en DHA. Toutes les études de
supplémentation ont montré leurs efficacités pour normaliser le statut
en DHA du nouveau-né à terme par rapport au nouveau-né allaité.
Pendant longtemps, les résultats des études de supplémentation ont
semblé conflictuels au regard du développement neurosensoriel avec autant
d'études montrant un effet positif significatif de la supplémentation
en DHA que d'études ne montrant pas d'effet. Cette variabilité dans les
résultats des études de supplémentation peut s'expliquer par l'hétérogénéité
des sources, de la durée et des quantités d'AGPI utilisées, de la
teneur en précurseurs, des tests utilisés, et de l'origine ou le niveau
socio-économique de la population étudiée.
Une méta-analyse récente
montre une meilleure maturation visuelle appréhendée par les méthodes
comportementales à deux mois de vie mais pas ultérieurement, chez les
enfants nés à terme ayant reçu un lait artificiel supplémenté
en DHA par rapport aux enfants ayant reçus un lait non supplémenté
(7). Récemment, les données de ces études de supplémentation
ont été réévaluées afin de tenir compte non seulement du
DHA préformé apporté par la supplémentation mais également
du DHA synthétisé par l'organisme à partir de l'acide a-linolénique
(8). Cette nouvelle approche montre qu'il existe une corrélation significative
entre la dose calculée de DHA (préformé + synthétisé) et
l'acuité visuelle à l'âge de 4 mois.
Les études de supplémentation
visant à étudier le développement neurologique des nourrissons ont
donné des résultats aussi hétérogènes que les précédentes
mais il semble que la variabilité des résultats puisse également,
au moins en partie, s'expliquer par la quantité de DHA utilisée pour la
supplémentation, une supplémentation avec 0.36% des acides gras sous forme
de DHA et 0,72 % sous forme d'ARA améliorant le développement moteur
évalué par le score de Bayley à 18 mois (9) alors qu'une supplémentation
avec 0,14 % des acides gras sous forme de DHA et 0,46 % sous forme d'ARA s'est montré
dépourvue d'efficacité sur ce score à 1 an.
Sur la base de ces données, un
groupe d'experts, spécialistes des AGPI, recommande que les formules de lait
artificiel pour enfant à terme contiennent des taux de DHA et d'ARA proche
de ceux observés en moyenne dans le lait maternel (au moins 0,2 % des acides
gras sous forme de DHA et 0,35 % sous forme d'ARA) (10).
Effets fonctionnels d'une supplémentation en AGPI-LC
chez le nouveau-né prématuré
Les effets bénéfiques sur le développement
neurosensoriel d'une supplémentation en DHA dans les formules de lait artificiel
sont admis depuis plusieurs années chez l'enfant prématuré et les
laits artificiels pour enfants de faible poids de naissance sont tous, en Europe,
enrichis en DHA. Toutefois, il y a eu pendant longtemps une certaine réticence
à utiliser un lait artificiel enrichi en AGPI w3 en raison de l'observation,
dans l'une des premières études, d'une croissance staturo-pondérale
inférieure chez les enfants prématurés ayant reçus un lait artificiel
enrichi exclusivement en AGPI w3 par rapport au groupe ayant reçu un lait standard.
Un déséquilibre entre les deux lignées d'AGPI w3 et w6, résultant
du rajout exclusif d'AGPI w3 (DHA et EPA) sans ajout concomitant d'AGPI w6 (ARA)
est l'un des mécanismes pouvant expliquer cette observation (11). A l'inverse,
toutes les études utilisant une supplémentation combinée en DHA et
ARA se sont avérées parfaitement adaptée pour assurer une croissance
optimale.
Bien que la plupart des essais cliniques
de supplémentation chez le prématuré aient assuré une supplémentation
pendant la première année de vie, les anciens prématurés ne
reçoivent en pratique clinique qu'une supplémentation de quelques semaines
ou de quelques mois car les laits artificiels utilisés en relais du lait pour
enfants de faible poids de naissance ne contiennent pas d'AGPI à longue chaîne.
Un lait premier et deuxième âge supplémenté en AGPI à longue
chaîne serait essentiel pour cette catégorie d'enfants à haut risque
neurologique.
Supplémentation en AGPI-LC
en relais de l'allaitement maternel
La question du sevrage est également une
question très importante, en particulier en France ou la durée de l'allaitement
est relativement courte. Nous avons montré que le statut en DHA des nourrissons
à l'age de 4 mois est corrélé positivement avec la durée d'allaitement
maternel pendant les premiers mois de vie (Figure 2) (12). Deux études de supplémentation
réalisées après le sevrage du lait maternel documentent l'intérêt
d'un lait enrichi en AGPI à longue chaîne au moment du sevrage (13, 14).
Ces 2 études montrent qu'après un sevrage réalisé à 6 semaines
ou entre 4 et 6 mois la poursuite d'une formule supplémentée avec des
concentrations en DHA et ARA proches des concentrations observées dans le lait
maternel (0,36 % de DHA et 0,72 % d'ARA) maintient plus longtemps un statut en DHA
proche de celui des enfants allaités mais, également, permet d'améliorer
la fonction visuelle à 17, 26 et 52 semaines dans une étude et à
1 an dans l'autre étude (13, 14). Ces études plaident donc en faveur du
choix d'un lait artificiel enrichi en DHA et ARA au moment du sevrage du lait maternel.
Elles suggèrent également qu'un apport en DHA et ARA préformé
puisse être important pendant l'ensemble de la première année de
vie.
Figure 2. Effet de la durée de
l'allaitement maternel chez le nourrisson de 4 mois.
D'après note 12.
Conclusion
L'allaitement maternel est l'alimentation à
préférer pour un enfant sain et qu'il doit être fortement encouragé,
l'organisation mondiale de la santé (OMS) recommandant un allaitement exclusif
pendant 6 mois. En cas d'impossibilité d'allaitement maternel, mais également
en relais de l'allaitement maternel, prescrire un lait artificiel enrichi en DHA
et ARA chez l'enfant à terme et chez l'enfant prématuré parait souhaitable
au regard des données actuelles de la littérature.
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* Service de Néonatologie
et Nutrition, Hôpital Saint-Vincent de Paul, 75014 Paris.
LES
ACIDES GRAS POLYINSATURéS DANS LA NUTRITION
DU PRéMATURÉ 173
174 A.
LAPILLONNE Tableau
1. Composition en acides gras polyinsaturés du lait féminin (Valeurs
médianes en % des AG totaux). Europe Afrique (14
études) (10 études)
AGPIw6 Acide linoléique (C18:2w6) 11,0 12,0 Acide
arachidonique (C20:4w6) 0,5 0,6
AGPIw3 acide a-linolénique (C18:3w3) 0,9 0,8 acide
eicosapentaénoïque (C20:5w3) 0,2 0,1 acide
docosahexaénoïque (C22:6w3) 0,3 0,3
Ratio C18:2w6/C18:2w3) 12,1 14,2
D'après réf. 2 Tableau
2. Accumulation en DHA entre la naissance et 6 mois en fonction du type de lait
reçu. Lait
maternel Lait artificiel en mg en
mg
Cerveau + 905 + 450
Foie + 24 - 136
Tissu adipeux + 147 -
1 053
Corps entier + 1 882 -
933
D'après réf. 4 LES
ACIDES GRAS POLYINSATURéS DANS LA NUTRITION
DU PRéMATURÉ 175
176 A.
LAPILLONNE LES
ACIDES GRAS POLYINSATURéS DANS LA NUTRITION
DU PRéMATURÉ 177
178 A.
LAPILLONNE |