Le risque androgénique de la post-ménopause et
le cancer du sein
J.-P. BRETTES, C. MATTELIN
1. Rappel du risque œstrogénique
Si l'on exclut les cancers d'origine génétique
liés à la transmission héréditaire de gènes mutés
BRCA1-2 et CHECK2 concernant une population faible de femmes (6 %), mais dont le
risque est particulièrement élevé d'avoir un cancer sein/ovaire au
cours de la vie, on estime qu'environ 90 % des cancers sont hormono-dépendants,
dont 75 % surviennent après la ménopause.
L'hormono-sensibilité du tissu
mammaire normal et tumoral est établie. On attribue habituellement aux œstrogènes,
et particulièrement à estradiol (E2), le rôle déterminant dans
la promotion, la croissance et le développement des cancers. L'œstrogéno-dépendance
de ces tumeurs repose sur une littérature scientifique abondante depuis trois
décennies, dont les idées-forces les plus récentes peuvent être
succinctement résumées ainsi :
• Le niveau
circulant des œstrogènes est étroitement corrélé avec le risque
de survenue d'un cancer. Une différence de 10 % de concentration en œstrogènes
dans le plasma peut être responsable d'une augmentation des cancers d'au moins
15 %.
Avant la ménopause,
E2, d'origine ovarienne, agit à distance sur le sein (mécanisme endocrine).
Aux niveaux bas de E2 post-ménopausique, se substitue une biosynthèse
intra-mammaire élevée de E2 (mécanisme intracrine) dont les précurseurs
immédiats sont des androgènes surrénaliens. Le niveau d'activité
des enzymes impliqués dans cette biosynthèse dépend des gènes
métaboliques qui contrôlent leur activité. On connaît mieux
aujourd'hui l'important polymorphisme de ces gènes concernant de façon
différente chaque femme, 200 J.-P.
BRETTES, C. MATHELIN • Le
cancer du sein hormono-dépendant concentre dans la tumeur les stéroïdes
œstrogéniques. Deux enzymes essentiels - l'aromatase et la sulfatase - orientent
les voies métaboliques vers la surproduction locale en œstrogènes (E1)),
auxquels s'ajoute l'activité 17 bHSD de type 1 (synthèse E2). Leur surexpression
détermine, à la suite des travaux du groupe Pasqualini, le concept de
SEEM (selective œstrogen enzyme modulator).
• À ce risque hormonal
endogène qui leur est propre, chaque femme peut cumuler d'autres risques selon
:
- l'âge
: puisque la courbe maximum d'incidence liée au cancer du sein dans les pays
à forte prévalence, se situe autour de 65 ans ;
- la corpulence
: l'obésité viscérale tardive post-ménopausique atteint un nombre
élevé de femmes occidentales exposées à un sur-risque hormonal
endogène lié à l'activité aromatase corrélée avec
la quantité d'adipocyte périphérique ;
- la prise de THS
: risque hormonal exogène, se greffe sur les risques précédents.
THS (œstroprogestatif) agit sur la glande mammaire avec un sur-risque réel
qui reste probablement modéré.
Les risques liés à l'environnement
comme l'impact sur le sein des xéno-œstrogènes dérivés des polluants
industriels et stockés dans les graisses, aux effets œstrogéniques certains,
impliquant l'interrelation gène/environnement n'est jamais pris en compte,
et risque de réserver bien des surprises sur l'importance de leur rôle
délétère.
L'expression clinique et morphologique
du risque hormonal œstrogéno-dépendant repose sur :
• les données
mammographiques (densités élevées) : prolifération du tissu
mammaire, effet masque ;
• probablement
l'existence de mastodynies, avec ou sans traitement hormonal, reflet d'une sensibilité
mammaire élevée en rapport étroit avec la biosynthèse hormonale
intra-mammaire, intracrine, et qui devrait cesser d'être interprétée
comme la seule expression algique des seins. Il s'agit d'un véritable facteur
de risque de cancer nécessitant dès lors un ajustement strict, voire dans
certains cas une contre-indication à THS ;
• les données
histologiques avec par exemple une augmentation relative des cancers du sein
de variété lobulaire en particulier sous THS : RR ¥ 2 avec E seul - RR
¥ 4 avec E+P, dont on LE
RISQUE ANDROGéNIQUE DE LA POST-MéNOPAUSE
ET LE CANCER DU SEIN 201
connaît les pièges cliniques et mammographiques
à l'étape diagnostique.
2. Le risque androgénique de la post-ménopause
La notion d'androgéno-dépendance des
cancers est plus récente, mais les travaux qui portent sur le risque androgénique
bénéficient de l'avancée des connaissances des œstrogènes.
Les travaux actuels s'attachent à
établir une corrélation entre les effets indirects ou directs des androgènes
et le cancer du sein :
• selon les
niveaux circulants des androgènes ;
• selon leurs
métabolites actifs et leur influence hormonale de ceux-ci ;
• selon l'activité
enzymatique spécifique impliquée dans la synthèse intra-mammaire
des androgènes ;
• selon leur
concentration intra-tumorale et leur rôle sur la prolifération hormono-induite.
Si E2 occupe une position clé
dans l'étiologie et l'évolution des cancers, le rôle des androgènes
dans la cancérogenèse devient aujourd'hui de plus en plus évident.
Aux bas niveaux d'androgènes circulants
avec des niveaux élevés d'œstrogènes chez la femme jeune avant la
ménopause, contrastent chez la femme plus âgée après la ménopause
avec des niveaux circulants élevés d'androgènes et des niveaux bas
d'œstrogènes en relation avec le cancer du sein.
Après la ménopause, les sources
d'androgènes sont la surrénale pour la DHEA-S et la DHEA, la surrénale
et l'ovaire pour la D4 androsténedione (D4A) et la testostérone (T) (1).
Le risque androgénique tardif
dépend comme pour les œstrogènes, à la fois du niveau circulant des
androgènes et de la production locale in situ intra-mammaire d'androgènes
selon un mécanisme intracrine.
2.1. Les niveaux circulants élevés d'androgènes
• sont étroitement
associés avec le risque de cancer du sein (2) ;
• les niveaux
circulants des 4 androgènes sont associés au risque : très fortement
pour la D4 et T (conversion directe en E), moins fortement pour la DHEA-DHEA-S (conversion
indirecte en E, effet des métabolites). 202 J.-P.
BRETTES, C. MATHELIN Il
n'existe pas de source prédominante des androgènes pour expliquer le cancer
du sein. En post-ménopause, les deux sources surrénalienne et ovarienne
peuvent y contribuer.
Dans les états fibrokystiques, l'étude
du contenu en stéroïdes du liquide des macrokystes en relation avec le
risque de cancer montre :
• une captation
de DHEA contre un gradient de concentration ;
• un métabolisme
intrakystique de la DHEA en d'autres stéroïdes ;
• des niveaux
élevés de testostérone et des bas niveaux de progestérone (3).
2.2. La biosynthèse intra-mammaire d'androgènes
• s'effectue par la conversion
in situ des précurseurs androgéniques surrénaliens ;
• dans le tissu
mammaire normal, on observe des concentrations élevées de DHEA et de ses
principaux métabolites, ainsi que des taux de D4A à des niveaux supérieurs
à ceux du plasma ;
• dans le tissu
cancéreux hormono-dépendant, les concentrations intra-tumorales de DHEA,
D4A, T, sont toutes fortement augmentées en comparaison avec le plasma. Ces
hauts niveaux de concentration intra-mammaire suggèrent l'existence d'un système
enzymatique puissant qui oriente les voies métaboliques vers la synthèse
et la concentration de ces stéroïdes.
2.3. Le rôle de la DHEA
2.3.1. Aux concentrations physiologiques
• est produit
par la surrénale sous forme inactive (DHEA-S).
DHEA désulfaté,
actif, lié à l'activité d'un stéroïde sulfatase, se comporte
comme un précurseur œstrogénique E1, E2, selon la voie aromatase.
L'activité aromatase
est élevée dans les tissus adipeux périphériques (surcharge
pondérale) et dans les tissus adipeux mammaires (voie intracrine). (4)
• DHEA est un
précurseur de deux métabolites aux propriétés œstrogéniques.
Il s'agit de l'étiocholanolone (urinaire) et de la D5 androstènediol plasmatique
(A Diol). Ces deux métabolites entrent en compétition avec E2 sur les
récepteurs œstrogéniques (5). LE
RISQUE ANDROGéNIQUE DE LA POST-MéNOPAUSE
ET LE CANCER DU SEIN 203
• DHEA possède,
sur la cellule MCF7, un effet prolifératif direct par une voie aromatase indépendante,
en stimulant la prolifération cellulaire par activité de REa (6).
Le rapport DHEA/cortisol bas
augmente la synthèse de E2 intra-tumoral stimulant les mécanismes immunitaires.
L'effet sur les cellules T Helper, en favorisant le phénotype cellulaire Th2,
augmente la production de cytokines IL6 TNFa capable de stimuler la synthèse
de E2 dans la cellule tumorale (5).
2.3.2. Dans la cellule cancéreuse
• DHEA élevé
stimule la croissance tumorale avec la même efficacité que E2. Dans les
cancers localement évolués (stade IV), le niveau élevé de DHEA-S
prédit la progression de la maladie comme agent œstrogénique (7).
En thérapeutique, THS augmente
les concentrations plasmatiques de DHEA-S - ACTH, et donc stimule l'axe pituitaire
adrénocortical dont l'activité est abaissée du fait de la ménopause
(8).
2.4. Le rôle de la testostérone
• une large étude
prospective cas contrôle ayant enrolé plus de 4 000 femmes, montre que
les valeurs plasmatiques moyennes de T total, T libre et E2 sont significativement
élevées parmi les femmes qui développent un cancer du sein (9) ;
• les niveaux
plasmatiques élevés de T précèdent la survenue du cancer ;
• la comparaison
des concentrations sériques de T entre les valeurs les plus élevées
et les plus basses, est associée à un risque relatif élevé de
cancer du sein : RR = 6,2 (1) ;
• après
mastectomie pour cancer du sein dont le niveau d'activité aromatase intra-tumoral
élevé a été établi, une étude rapporte une chute en
post-opératoire de concentration plasmatique de E2 concomitante à une
forte augmentation de testostérone plasmatique.
La testostérone
possède un effet stimulant sur la prolifération des cellules mammaires
soit par effet indirect lié à sa conversion aromatasique, soit par effet
direct en stimulant REa.
Sur la cellule cancéreuse
expérimentale androgéno-régulée, la testostérone augmente
l'expression d'un isoforme de FGF (FGF8) qui contrôle l'angiogenèse et
la croissance tumorale. 204 J.-P.
BRETTES, C. MATHELIN 2.5.
Mécanisme de biosynthèse intra-mammaire locale d'androgènes
À partir de DHEA, la cellule mammaire est
capable de synthétiser la dihydrotestostérone (DHT), androgène terminal
de la voie des androgènes, grâce à la conversion métabolique
de son précurseur immédiat, la testostérone. La synthèse de
DHT est rendue possible localement grâce à l'activité de trois enzymes
:
• la 3bHSD qui
convertit DHEA en D4A ;
• la 17 bHSD
type 5 qui convertit la D4A en T ;
• la 5 a-réductase
qui convertit T en DHT.
2.6. Expression de la 5 a-réductase (5aR)
La 5aR de type 1 détectée dans 58,3
% des cancers, catalyse la conversion de T en DHT, androgène bio-actif puissant
qui agit sur le récepteur androgénique de la cellule.
80 % des cancers expriment le récepteur
androgénique. La concentration de DHT est multipliée par 3 dans le tissu
cancéreux comparé au plasma, ce qui suppose une production locale élevée
de DHT.
Mais la production de DHT est rendue
possible par l'expression, dans la cellule, de deux autres activités enzymatiques,
la 3bHSD et la 17bHSD de type 5 (10).
2.7. Le rôle de la 5a-réductase locale dans
la régulation de la prolifération intracrine œstrogéno-induite
a. Rôle de la 5aR
La 5aR régule la production de
DHT intra-mammaire.
DHT est un modulateur local de l'action
androgénique en ce sens que cette hormone freine la prolifération œstrogéno-induite
par son effet sur les récepteurs androgéniques, alors que E2 intra-mammaire
stimule la prolifération par le biais des RE.
En effet, l'activité 5aR est inversement
corrélée avec la taille tumorale, le grade histologique et le Ki67, et
en relation positive avec les cancers bien différenciés.
DHT possède par ailleurs un effet
pro-apoptotique dans les cellules cancéreuses.
b. Les voies de la biosynthèse hormonale locale
des cancers hormono-dépendants LE
RISQUE ANDROGéNIQUE DE LA POST-MéNOPAUSE
ET LE CANCER DU SEIN 205
La voie œstrogénique et la voie androgénique
de la cancérogenèse mammaire sont résumées dans le schéma
1.
• La voie œstrogénique
Dans la cellule mammaire
normale ou cancéreuse, la production locale de E2 à partir des précurseurs
androgéniques DHEA, D4A, T, dépend de l'activité de trois enzymes
: aromatase, sulfatase et 17HSD de type 1. E2 agit sur RE en stimulant la prolifération.
• La voie
androgénique
Dans cette même
cellule, la production locale de DHT à partir des mêmes précurseurs
androgéniques DHEA, D4A, T, l'activité de trois enzymes 3bHSD, 17bHSD
de type 5, 5aR, orientent vers la synthèse de DHT dont l'effet sur les récepteurs
androgéniques freine la prolifération cellulaire.
Dans la cellule cancéreuse
hormono-dépendante, à partir des précurseurs androgéniques,
la prolifération cellulaire dépend d'un équilibre entre l'activité
enzymatique qui oriente vers la voie œstrogénique (E2) et stimule la prolifération,
et celles qui orientent vers la voie androgénique, qui freine cette prolifération
en agissant comme modulateur (DHT). Schéma 2
On conçoit ainsi
le rôle important que revêt la synthèse locale de DHT et du niveau
d'activité de la 5aR dans les mécanismes intracrines de la cellule mammaire
normale et cancéreuse. 206 J.-P.
BRETTES, C. MATHELIN Schéma
1 : représentant les mécanismes intracrines dans la cellule cancéreuse
selon deux voies androgénique et œstrogénique des cancers
du sein hormono-dépendants de la post-ménopause
Schéma 2 : biosynthèse
hormonale intra-mammaire des cancers hormono-dépendants de la post-ménopause
selon l'activité enzymatique locale
LE
RISQUE ANDROGéNIQUE DE LA POST-MéNOPAUSE
ET LE CANCER DU SEIN 207
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