LA
PREECLAMPSIE : La maladie des hypothèses
De la physiopathologie à la clinique
Professeur
Jean-Michel FOIDART
Département de
Gynécologie-Obstétrique
Université de Liège, Hôpital de la Citadelle
Boulevard du 12ème de Ligne, B-4000 Liège, Belgique
e-mail: jmfoidart@ulg.ac.be
Résumé
L'hypoxie de la jonction
foeto-maternelle est la pierre angulaire de la prééclampsie. Le déficit d'invasion
extravillositaire empêche, retarde ou diminue l'induction physiologique des
remaniements vasculaires transformant les artères spiralées en artères utéroplacentaires
de large calibre.
La production de radicaux libres de l'oxygène et de peroxydes lipidiques transforme
la maladie locale en une souffrance endothéliale maternelle systémique. La souffrance
endothéliale artérielle entraîne une libération de molécules vasoconstrictives
expliquant la genèse de l'hyperréactivité vasculaire et de l'hypertension. Enfin,
le VEGF ("vascular endothelial growth factor") d'origine placentaire,
libéré en quantité accrue, semble capable de participer au dysfonctionnement
endothélial.
Le placenta:
organe nécessaire
La prééclampsie survient
au deuxième trimestre de la gestation. C'est à ce moment que s'établit la circulation
maternelle hémochoriale par une irruption de sang dans l'espace intervilleux
placentaire à partir de la 13ème semaine de gestation (1-2). L'interface
foetomaternel constitue un site de prédilection. Il est un lieu de rencontre
entre les cellules maternelles d'origine déciduale, glandulaire, endométriale,
endothéliale et inflammatoire, et les cellules ftales trophoblastiques, villositaires
et extravillositaires. Ces confrontations cellulaires foetomaternelles sont
particulièrement importantes et nombreuses au niveau des cellules trophoblastiques
ftales et des cellules vasculaires endothéliales maternelles. Du côté ftal,
on distingue le trophoblaste villeux qui recouvre l'ensemble des villosités
placentaires permettant une surface d'échanges considérable de plusieurs mètres
carrés à terme, et le trophoblaste extravilleux qui se situe dans la decidua
maternelle, à l'intérieur même des artères utéroplacentaires, dont on distingue
des variétés interstitielles pénétrant le tissu conjonctif de l'endomètre puis
du myomètre, et le trophoblaste extravilleux endovasculaire remontant à contre-courant
la paroi des segments distaux des artères spiralées qui sont les segments terminaux
des branches des artères utérines. Le plancher placentaire (la plaque basale)
est recouvert dès le second trimestre d'un mélange de cellules trophoblastiques
ftales et de cellules endothéliales maternelles. Ces cellules endothéliales
s'ouvrent à partir des ouvertures vasculaires veineuses et colonisent tous les
secteurs dénudés. On estime à quelque 100 millions de cellules endothéliales
maternelles le nombre de ces cellules colonisant ainsi la plaque basale (1).
L'espace intervilleux constitue donc un développement considérable de l'espace
sanguin vasculaire maternel endothélial. Il reçoit le sang maternel issu des
artères utéroplacentaires, tandis que les veines utérines assurent le drainage
de la chambre intervilleuse. Ce sang est chargé de déchets du métabolisme ftal
et trophoblastique. Il transporte en outre les produits du métabolisme vasculaire
endothélial maternel et peut-être une partie des métabolites endométriaux (3).
Cette chambre intervilleuse, à débit lent, constitue un réservoir sanguin permettant
échanges et stockage de nombreux composants chimiques d'origine ftale, trophoblastique,
placentaire et endothéliale vasculaire maternelle.
Les
lésions placentaires de la prééclampsie
On ne distingue classiquement que des lésions placentaires ischémiques qui se
présentent sous forme d'infarctus plus ou moins volumineux, de nécrose villositaire
focale avec dépôts périvillositaires de fibrine. Ces lésions sont inconstantes
et occupent un pourcentage variable du volume placentaire. Toutefois, une nécrose
excédant 30 à 50% du volume placentaire entraîne une ischémie significative.
Ces manifestations sont donc secondaires à des troubles circulatoires maternels
et entraînent une réduction de la perfusion utéroplacentaire. Les anomalies
structurelles qui entraînent ces lésions placentaires sont en réalité situées
au niveau du lit placentaire (4-5). En effet, l'implantation de l'uf fécondé
dans la decidua utérine conditionne toute la physiologie de la gestation. Le
trophoblaste extravilleux infiltre les espaces intercellulaires et conditionne
la pénétration de l'uf dans la caduque maternelle. Le trophoblaste extravilleux
pénétrant à contre-courant la paroi et l'endothélium des artères utérines permet
l'ouverture progressive de leurs segments distaux, les transformant en artères
utéro-placentaires. Ces modifications commencent à la fin du premier trimestre
de la grossesse. Elles modulent l'établissement d'une circulation vers l'espace
intervilleux.
Ce même trophoblaste extravillositaire, à la fois intravasculaire et extravasculaire,
entraîne d'importantes altérations de la structure des artères spiralées. Ces
dernières se transforment en effet en présence des cellules trophoblastiques
en artères non contractiles, largement distendues et de large calibre. Les artères
myométriales s'amincissent progressivement, ont une média réduite ou absente
et peu sensible aux excitations vasomotrices. La limitante élastique interne
se fragmente puis disparaît.
Ces transformations physiologiques bien classiques s'observent en deux vagues
d'invasion vasculaire. La première commence au premier trimestre de la gestation,
tandis que la seconde se poursuit au début du deuxième trimestre. C'est cette
deuxième invasion vasculaire qui est absente chez les patientes présentant une
prééclampsie. Les cellules trophoblastiques qui infiltrent le site d'implantation
sont moins nombreuses et ne gagnent pas les couches profondes de la decidua
ni les couches internes du myomètre. Les modifications physiologiques vasculaires
sont dès lors réduites, inconstantes, absentes ou insuffisantes. Les artères
utéroplacentaires sont de petit calibre, conservent une média vasoréactive et
une limitante élastique interne. Les artères radiaires myométriales sont en
outre le siège de diverses lésions secondaires, telles que l'apparition de coussins
myointimaux, une athérose aiguë et une hypertrophie de la média. L'athérose
aiguë des artères utéroplacentaires est très proche des altérations vasculaires
que l'on rencontre dans les rejets immunitaires après transplantation hétérologue.
Cette lésion se caractérise par des dépôts intra-épithéliaux d'immunoglobulines
et de fibronectine (5). Cette lésion purement localisée, focale et segmentaire,
peut entraîner une oblitération complète ou une réduction considérable du calibre
vasculaire et dès lors du débit utéroplacentaire.
Les causes
du déficit d'invasion trophoblastique
Le trophoblaste extravillositaire de la femme prééclamptique présente un déficit
fonctionnel et quantitatif. Ce trophoblaste tant villositaire qu'extravillositaire
est une cellule qui ressemble sous beaucoup d'aspects à des cellules endothéliales.
Elle est en contact avec le sang maternel. Elle peut cependant éviter l'activation
et l'agrégation plaquettaires. Comme d'authentiques cellules endothéliales,
les cellules trophoblastiques au contact du sang maternel élaborent des cellules
d'adhésion de type vasculaire (VCAM-1, PECAM-1) (6). En cas de prééclampsie,
le trophoblaste extravilleux est incapable d'exprimer ces marqueurs de cellules
endothéliales ainsi que les intégrines a vb 5 et a vb 3, caractéristiques de
l'endothélium angiogénique. De même, un autre marqueur des cellules endothéliales
activées, la VE-cadhérine, n'est pas exprimé par les cellules trophoblastiques
de femmes prééclamptiques, contrairement aux femmes enceintes normales (6).
Le trophoblaste extravilleux a donc perdu des fonctions endothélio-mimétiques
et se comporte comme un trophoblaste non déguisé en cellules endothéliales.
Les molécules d'adhésion et de migration impliquées dans l'expansion des cellules
trophoblastiques, dans leur ancrage et dans leur migration au sein de l'endomètre
maternel sont également modifiées. Les récepteurs de la laminine, les intégrine
a 6b 1 et a 4b 1 et la
E-cadhérine sont beaucoup moins exprimés au niveau du trophoblaste villositaire.
Enfin, les collagénases et diverses métalloprotéases responsables de la dégradation
du tissu conjonctif associée à la pénétration trophoblastique dans la decidua
sont peu ou mal exprimées par ces cellules (7). Au contraire, ces cellules élaborent
davantage un facteur HIF1 ("hypoxia inducible factor-1") exprimé par
le placenta ischémié. Cette surexpression de HIF1 active la transcription de
plusieurs gènes, dont celui du "transforming growth factor-3" (TGFb
3), dès lors également surexprimé. Cette surexpression du TGFb 3 supprime l'invasion
trophoblastique (8). Dès lors, une hypoxie précoce et importante joue un rôle
considérable dans les troubles de la placentation générateurs du syndrome prééclamptique.
Conséquences
de l'ischémie placentaire
La réduction de l'oxygénation placentaire entraîne la génération de radicaux
oxygénés et de lipoperoxydes toxiques pour les cellules endothéliales (9). On
observe une augmentation de l'apoptose ou mort cellulaire programmée permettant
ainsi la libération quasi permanente de fragments de microvillosités membranaires
du syncytiotrophoblaste (10). Ces membranes cytotrophoblastiques activeraient,
selon Redman, la coagulation intravasculaire et seraient un des éléments essentiels
de la transformation d'une maladie locale en une maladie systémique maternelle.
Finalement, en raison de cette hypoxie, les cellules endothéliales maternelles
qui tapissent la plaque basale augmentent leur production de VEGF.
Les lipoperoxydes exercent une action particulièrement toxique d'autant plus
que les patientes prééclamptiques présentent une hyperlipidémie dont l'étiologie
est controversée. On y observe une accumulation intracellulaire de triglycérides
(11) et le sérum de ces patientes enrichi en lipides exerce un effet négatif
sur la libération de prostacyclines par des cellules endothéliales en culture.
Le sang intervilleux contient beaucoup plus d'acides gras polyinsaturés et de
thromboxane A2 que le sang maternel périphérique (3). Il s'établit
un déséquilibre entre la production de prostacyclines qui diminue et de thromboxane
qui augmente. Ces anomalies favorisent l'agrégation, l'activation plaquettaire
et la vasoconstriction. Elles sont probablement la conséquence d'une altération
du métabolisme de l'acide arachidonique (12).
La production anormale de radicaux libres est prévue par l'unité foetoplacentaire
normale, laquelle s'en prémunit assez bien grâce à des systèmes enzymatiques
placentaires présents dès le premier trimestre de la gestation (9, 13).
Les diminutions des taux circulants d'agents anti-radicalaires tels que les
taux d'ascorbate et de vitamine E associées à une augmentation des taux plasmatiques
de TNFa et d'acide urique favorisent les lésions cellulaires, ce qui accroît
la libération dans la circulation maternelle de fragments cellulaires, membranaires
et cytoplasmiques dont la toxicité sur les cellules endothéliales est bien connue
(14). Finalement, la libération accrue de VEGF (15-17) pourrait entraîner également
des altérations de la perméabilité vasculaire maternelle provoquant des oedèmes
et finalement des troubles de la coagulation. La production de VEGF stimulée
par l'hypoxie entraîne des réductions de la production de prostacyclines et
de NO ("nitric oxide").
Conclusions
L'hypoxie joue un rôle essentiel dans la genèse du syndrome prééclamptique.
La maladie est d'abord essentiellement localisée au niveau utéro-placentaire
puis devient généralisée par souffrance des cellules endothéliales vasculaires
maternelles. Dès lors, la maladie devient une maladie systémique auto-entretenue
(18). La fonction endothéliale est très fortement perturbée au cours de la prééclampsie.
Dans les glomérules rénaux, ces cellules apparaissent fortement oedématiées
et contiennent des vacuoles lipidiques. Au niveau du site d'implantation, on
observe d'importantes lésions structurales (19). Témoignent de cette souffrance
endothéliale une augmentation des taux plasmatiques du facteur von Willebrand,
de la fibronectine et de tous les marqueurs spécifiquement de la fonction endothéliale
(20). Progressivement, la production de prostacyclines et de NO se réduit, tandis
que celle de thromboxane A2 et d'endothéline-1 augmente (21). Le
mRNA de la synthase d'oxyde nitrique reste cependant très abondant, reflet d'une
tentative de compensation (22). In vitro, le sérum de patientes prééclamptiques
réduit la prolifération de cellules épithéliales, stimule la production de fibronectine
et de PDGF, augmente l'accumulation de triglycérides et réduit la production
de NO et de prostacyclines (11). On observe ainsi un "shift"
progressif d'une production endothéliale à prédominance vasodilatatrice et anti-thrombotique
à une activation endothéliale à prédominance vasoconstructrice et prothrombotique.
Cette vasoconstriction prolongée entraîne des lésions et une souffrance endothéliale,
et un accroissement de la perméabilité capillaire. On observe ainsi le développement
des syndromes cliniques faits d'hypertension, d'dème, de protéinurie. L'activation
et l'agrégation plaquettaires entraînent alors le HELLP syndrome (23).
En d'autres termes, la maladie était au départ la conséquence d'une placentation
défectueuse. L'incapacité du trophoblaste de se différencier en un organe cellulaire
invasif altère les propriétés vasculaires physiologiques de l'endothélium placentaire
maternel. Le débit sanguin dans l'espace intervilleux est réduit et entraîne
comme corollaire une hypoxie tissulaire. L'hypoxie génère alors des lésions
endothéliales d'abord au contact du placenta puis de manière systémique au niveau
maternel. Un grand nombre de cytokines, de chémokines, de peptides mais aussi
de gaz (NO), de radicaux libres, de peroxydes et de fragments de membranes cellulaires
du syncytiotrophoblaste apparaissent dans la circulation maternelle et aggravent
la détérioration de la fonction endothéliale. Des cercles vicieux s'établissent
(14) qui peuvent être aggravés par des facteurs génétiques prédisposants tels
que l'hyperhomocystéinémie et les thrombophilies héréditaires (24). Peuvent
également constituer des éléments favorisant les lésions endothéliales : les
maladies hypertensives, des névropathies, l'obésité, les grossesses multiples
et d'éventuels troubles immunitaires.
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