Aspirine : des données récentes viennent justifier l’usage de l’aspirine
chez certaines patientes
Serge Uzan
Avec P. Merviel, A. Dumont, N. Berkane, M. Beaufils, G. Bréart
Hôpital
Tenon, Paris
Un
certain nombre d'articles récents [1] et de vastes essais français (Erasme dans
le Nord, essai Seine-Saint-Denis) conclus en 1999 viennent remettre en question
directement ou indirectement l'intérêt de l'aspirine dans la prévention de certaines
complications de la grossesse.
L'idée de l'intérêt de l'aspirine (comme beaucoup d'autres) a suivi trois étapes
classiques : une première d'enthousiasme (devenant excessif), une seconde
de doute conduisant pour certains à l'abandon et une troisième (qui, je l'espère,
est celle que nous abordons) de retour à la raison.
Le
retour à la raison est largement facilité par la publication en juin 2000 de
la Cochrane review (Oxford Data base) portant sur 39 essais et sur 30 563
patientes incluant la totalité (y compris les essais négatifs) des essais
publiés à ce jour. Cette « dernière » meta analyse montre une indiscutable
efficacité de l’aspirine qui réduit :
– la prééclampsie de 15 % (0,78 à 0,92) ;
– la prématurité de 8 % (0,88 à 0,97) ;
– la mortalité périnatale de 14 % (0,75 à 0,98) ;
le retard de croissance intra-utérine (RCIU) de 8 % sans atteindre le seuil
de signification (0,84 à 1,01).
L. Duley d’Oxford a même ajouté que l’inclusion des essais français (encore
non publiés) ne viendrait pas modifier cette « significativité ».
Ces résultats recalculés sur la totalité des essais incluant de très nombreuses
patientes à faible risque :
– viennent confirmer l’intérêt préventif de l’aspirine ;
– et posent de façon encore plus justifiée la question des indications
de la dose et du terme de début du traitement.
Ignorer cette possibilité thérapeutique est désormais, en présence de ces résultats,
encore moins justifié.
Les premiers articles [2-4] recommandant l'utilisation de l'aspirine pour prévenir
le RCIU et la prééclampsie ont toujours souligné que leurs résultats concernaient
des patientes présentant une indication testée spécifiquement dans ces articles.
D'emblée, ces premiers articles (en particulier les nôtres) ont insisté sur
le fait que ces résultats ne pouvaient être extrapolés sans de nouveaux essais
à d'autres indications, en particulier pour les primipares.
Très logiquement, d'autres essais ont été conduits sur de nouvelles indications
ou simplement chez des patientes primipares (réputées à plus haut risque que
les multipares) et ont observé des résultats négatifs jetant le discrédit sur
l'utilisation de l'aspirine [5-7].
En fait, ces nouveaux essais ne modifient en rien les données des premiers essais
concluant positivement.
Notons au passage que certains auteurs, concluant actuellement à l'absence d'effet
de l'aspirine chez des patientes à haut risque [8], avaient conclu dans des
essais antérieurs à l'intérêt de l’aspirine chez des patientes à plus faible
risque [9] !
De même, il serait dommage d'ignorer certains résultats de l'essai Clasp [5],
qui tendait à démontrer (sans atteindre le seuil de signification) que la sévérité
de la pathologie ou de l'antécédent jouait un rôle dans l'efficacité de l'aspirine
pour réduire la prééclampsie. Ce même essai montrait, chez près de 10 000 patientes,
une réduction significative de la prématurité par l'utilisation de l'aspirine.
Analyser
les essais existants
Alors,
plutôt que d'attendre que de nouvelles méta-analyses [10, 11] viennent enterrer
plus profondément des faits établis sur de petits essais sous de vastes essais
dits pragmatiques [12, 13] concernant une population qui manifestement ne bénéficiera
pas de l'aspirine, il nous paraît plus utile de reprendre l'étude de la littérature
et d'essayer de dégager des éléments de réflexion et d'utilisation utiles au
clinicien.
Pour mettre en évidence des faits objectifs, il nous paraît utile d'analyser
les essais selon plusieurs types de variables.
Les indications
La sévérité du risque est un facteur essentiel. À titre d'exemple, dans l'essai
Epréda [14], l'action de l'aspirine était beaucoup plus importante chez les
patientes présentant deux antécédents de RCIU que chez celles qui présentaient
un seul antécédent. Le poids ftal observé dans les groupes placebo est également
un excellent marqueur de sévérité du risque dans le groupe où est testé l'aspirine.
Dans les essais où une différence significative est apparue, ce poids était
généralement inférieur à 2 600 g. De nombreux essais (sans différence
significative) ont un poids ftal pour le groupe placebo supérieur à 3 000 g ou
proche de ce poids !
Le moment de début du traitement est bien entendu essentiel si l’on veut bien
se souvenir de l'importance de l'implantation placentaire dans la genèse de
ces pathologies. Il est évident que des essais où le traitement fut débuté entre
12 et 32 semaines ne peuvent être comparés à des essais où il fut
débuté systématiquement avant 17 semaines voire en préconceptionnel, comme
cela commence à être le cas pour certaines équipes [15, 16].
La dose
La question de la dose est également fondamentale. Si les essais initiaux
concernaient des doses de 150 mg/j, la plupart des études qui ne montrent
pas de différence significative concernent des doses de 50 ou 60 mg.
Ces deux questions (dose et moment de début du traitement) ont été récemment
étudiées dans une méta-analyse de Leitich [17] et dans une analyse rétrospective
réalisée par notre groupe [18].
Ces deux publications montrent que l’aspirine est d'autant plus efficace qu'elle
est prescrite tôt –avant 17 semaines – et que la dose utilisée est soit
supérieure ou égale à 100 mg (dans la méta-analyse), soit suffisante pour
entraîner une augmentation du temps de saignement de plus de deux minutes (dans
le travail de Dumont). Or, l'équipe de Wang [19] a montré qu'une dose d'aspirine
inférieure à 100 mg pouvait être insuffisante pour inhiber la sécrétion
de thromboxane placentaire, et Hauth [20] de son côté a établi que l'efficacité
de l'aspirine dépend de cette inhibition. Cet auteur qui, associé à Sibaï, ne
croit plus à l'intérêt de l'aspirine, avait démontré que si l'inhibition de
la synthèse du thromboxane était supérieure à 50 %, le taux de prééclampsie
était réduit (1,9 versus 5,7 % avec p = 0,016) et
que le taux de RCIU était dans les mêmes conditions réduit de 7 à 2,9 %
(p = 0,02)... !
Une publication récente de Sullivan vient confirmer que le traitement est plus
efficace lorsqu'il est prescrit avant 13 semaines de grossesse [21].
A propos
du Doppler
L'efficacité
des traitements débutés tardivement, alors que l'implantation et la seconde
invasion trophoblastique sont terminées depuis longtemps, est hautement improbable.
Le problème du terme a également été retrouvé dans les essais concernant l'utilisation
du Doppler utérin comme marqueur de risque de prééclampsie ou de RCIU. Si tous
les essais, y compris les deux vastes enquêtes françaises (Erasme et essai Seine-Saint-Denis),
montrent que le Doppler utérin est à l'évidence capable d'identifier une population
à plus haut risque de prééclampsie ou de RCIU, la plupart des études ne retrouvent
pas d'amélioration du pronostic chez les patientes recevant de l'aspirine lorsque
le Doppler est pathologique. Rappelons que cette prescription d'aspirine débute
dans la plupart des essais au-delà de 22 semaines et a donc peu de chances
d'être efficace. Toutefois, un essai (faisant partie de Clasp) retrouvait une
amélioration du pronostic [22] chez les patientes recevant de l'aspirine en
cas de Doppler utérin pathologique et un essai récemment publié par Harrington
[23] montre que l'ensemble des complications, si on les additionne, est réduit
dans le groupe recevant de l'aspirine.
Il est donc probable que chez les patientes présentant un Doppler utérin pathologique
à 22 semaines, la prescription d'aspirine soit peu ou ne soit pas efficace.
Le Doppler ombilical [24] a également été testé, lorsqu'il était pathologique,
comme éventuelle indication à l'aspirine : comme on peut s'y attendre,
à l'exception de quelques essais (assez surprenants ), le Doppler ombilical
ne peut en aucune façon constituer une indication à la prescription d'aspirine.
Une voie de recherche concernant le Doppler utérin « précoce » a été
ouverte, d'une part par les travaux de Harrington [25] étudiant la prédicitivité
du Doppler utérin à 14–16 semaines, et d'autre part par les travaux de
l'équipe de Michèle Uzan à Jean-Verdier [26], testant l'intérêt du Doppler utérin
lors de l'échographie de 12 semaines. Même si le Doppler utérin à ce terme
est forcément peu spécifique, il est possible qu'une indication basée sur une
anomalie à ce terme puisse être une bonne indication précoce d’aspirine, quitte
à interrompre le traitement si le Doppler utérin est normalisé à 22 semaines.
L'essai proposé par l'équipe de Jean-Verdier, combiné à une meilleure analyse
des tracés, sera certainement essentiel pour étudier ce type d'indication sur
la population la plus nombreuse a priori, c'est-à-dire celle des primipares.
Indications
actuelles et voies de recherche
Au total, même s'il n’a pas été observé de complications significatives dans
la quasi-totalité des études [5-27], l’aspirine pendant la grossesse doit continuer
à être réservée à quelques indications assez restreintes, basées sur des constatations
physiologiques [28, 29] et ayant fait preuve de leur efficacité dans des essais
non remis en cause :
– antécédent de RCIU ou de prééclampsie sévère, a fortiori si deux épisodes
de ce type précèdent la grossesse index ;
– utilisation combinée éventuellement à l’héparine, recommandée et employée
chez les patientes présentant un syndrome des antiphospholipides, des thrombophilies
ou un lupus [30-32] ;
– le diabète, l’hypertension chronique et les grossesses gémellaires ne
semblent pas constituer des indications justifiées à l'utilisation de l'aspirine ;
– la fécondation in vitro fait l'objet d'études en ce qui concerne la réimplantation
d'embryons congelés. Certains auteurs ont observé une amélioration des résultats
en combinant cette réimplantation à l'utilisation pré-implantatoire d'aspirine,
en particulier en cas de syndrome des antiphospholipides [33] ;
– en ce qui concerne le Doppler, on ne peut pas considérer à ce jour qu'une
anomalie du Doppler utérin au terme de 22 semaines constitue une indication
prouvée à la prescription de l'aspirine, mais il ne paraît pas illogique (en
tenant compte de certains travaux) d'utiliser de petites doses d'aspirine tout
en maintenant une surveillance particulière de la grossesse [34]. Cette situation
est à rapprocher de celle des patientes présentant une anomalie de l’HCG plasmatique,
dans le cadre du dépistage de la trisomie 21 (35), surtout si elle est
associée à une anomalie du Doppler à l'artère utérine.
En
conclusion, plutôt que de poursuivre de vastes essais pragmatiques, il est temps
de reprendre quelques essais explicatifs se concentrant sur des indications
spécifiques de l'aspirine.
Ces essais peuvent concerner l'utilisation pré-implantatoire de l'aspirine en
cas de procréation médicalement assistée (PMA) ou en cas d'échec antérieur
de l’aspirine. Par ailleurs, des Doppler utérins précoces à 12 semaines
– peut-être un jour des Doppler au niveau de la chambre intervilleuse [36, 37]
– pourraient constituer (si des essais viennent le prouver) des indications
à débuter un traitement à l’aspirine, quitte à l'interrompre au cours de la
grossesse si les Doppler utérins se normalisent. Enfin, l'utilisation d'aspirine
combinée à d'autres produits tels que la calciparine, la kétansérine, le calcium,
les corticoïdes ou les donneurs de NO fait partie des voies testées actuellement.
En conclusion tous ces éléments confirment qu’il reste des indications pour
l’aspirine [38].
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