Les conduites d'alcoolisation pendant la grossesse
M. UZAN, E. LACHASSINNE
Introduction
La fréquence de l'alcoolisation maternelle
pendant la grossesse est difficile à évaluer. Nous ne disposons que de
données statistiques qui sont très approximatives et qui ne sont en fait
que des évaluations.
On constate cependant que l'alcoolisation
au féminin a considérablement augmenté durant la dernière partie
du XXe siècle puisque qu'en 1960 on estimait une femme alcoolique
pour douze hommes et qu'en 1990 on est passé à une femme pour trois hommes.
Les seuils de l'OMS sont intéressants
à connaître : en effet les repères pour une « consommation modérée
» d'alcool sont les suivants :
• jamais plus
de 4 verres par occasion pour l'usage ponctuel ;
• pas plus de
21 verres par semaine pour l'usage régulier chez l'homme ;
• pas plus de
14 verres par semaine pour l'usage régulier chez la femme.
L'OMS précise que ces chiffres
doivent être abaissés en cas de situation à risque (conduite, travail
sur machine etc.) et en cas de risque individuel dont la grossesse fait partie...
L'âge du début de la consommation
se situe en France vers 18-20 ans.
Les chiffres varient selon les zones
géographiques de 0 à 30 % de la population féminine.
L'enquête de l'INSEE de 1986 a
montré que 24 % des femmes de 25 à 34 ans boivent un à deux
verres par jour et 5 % au moins 3 verres. En cas de grossesse le retentissement
fœtal est fréquent :10 à 20 % des fœtus exposés sont atteints. Ceci
entraînerait 0,5 à 3 nouveau-nés atteints pour 1 000 naissances.
600 M. UZAN,
E. LACHASSINNE Qu'il
y ait ou non un retard de croissance, une dysmorphie ou des malformations associées,
le pronostic à long terme est essentiellement lié au risque de troubles
du développement neuro-comportemental. L'alcoolisation maternelle et fœtale
reste la première cause de retard mental d'origine non génétique.
La symbolique de l'alcool
En général les conduites d'alcoolisation
ponctuent la vie : joies et peines sont toujours « arrosées ».
L'alcool est un produit désinhibant,
anxiolytique qui permet de communiquer avec l'autre. De plus il est souvent considéré
comme l'élément autour duquel il est agréable de se réunir.
L'alcool représente le cadeau « type » que l'on va facilement offrir
(même à son médecin) et qui fera toujours plaisir.
Ces comportements aboutissent à
une banalisation de la prise de boisson, banalisation d'autant plus grave qu'elle
peut s'associer à d'autres addictions : tabac, drogues ou psychotropes.
Chez la femme les conduites d'alcoolisation
évoluent dans la solitude, la clandestinité et la culpabilité. Le
déni ou la minimalisation sont quasi constants, ce d'autant que l'interrogatoire
est souvent mal fait voire non fait. A la question « buvez-vous ? » la
réponse est systématiquement « non »
Cette demande est inadéquate et
totalement improductive.
Parler d'alcool devrait être simple,
pourtant cela soulève un double questionnement : chez la femme pour qui cette
attitude est assimilable à une prise de risque qu'elle aura tendance à
dissimuler et chez le médecin chez qui parler d'alcool renvoie toujours à
sa propre consommation .
Le terme « verre » désigne
le « verre standard » ou unité internationale d'alcool (UIA) qui
correspond à environ 10 grammes d'alcool pur.
Il y a autant d'alcool dans un verre
de vin, de bière, un apéritif, un digestif ou une coupe de champagne c'est-à-dire
entre 8 à 12 g d'alcool pur.
L'alcoolémie augmente rapidement
après l'ingestion d'alcool. Le maximum est atteint environ au bout d'une heure
si la boisson est prise au cours d'un repas et d'une demi-heure en cas de jeun.
L'ingestion d'un verre quel qu'il soit
fait monter l'alcoolémie en moyenne de 0,20g/l chez un homme de 70 kg et 0,30g/l
chez une femme de 50 kg. LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 601
Le taux d'alcoolémie baisse par la suite
lentement de 0,10 g par heure : il faut donc 2h pour éliminer un verre d'alcool.
Sur le plan physiopathologique les femmes sont
plus vulnérables.
A consommation égale le taux d'alcoolémie
est plus élevé chez la femme que chez l'homme. L'âge moyen de l'apparition
de la cirrhose hépatique est d'environ 10 ans inférieur à celui des
hommes.
L'alcoolisation maternelle comporte
un risque fœtal évident lorsque la consommation quotidienne est supérieure
à trois verres de boissons alcoolisées, quel que soit le type de boisson.
Physiopathologie
Les mécanismes de la tératogénicité
de l'alcool ne sont pas tous connus, car il existe de nombreux facteurs intriqués.
Les modèles animaux d'exposition prénatale permettent de comprendre de
mieux en mieux les processus impliqués.
L'alcool passe de façon passive
la barrière placentaire et se retrouve dans le liquide amniotique et le sang
fœtal à concentration identique à celle du sang maternel, voire bien plus
élevée car l'équipement enzymatique de détoxication (alcool
déshydrogénase) n'apparaît chez le fœtus qu'au deuxième mois
de la grossesse et reste assez réduit.
L'acétaldéhyde, premier produit
de dégradation de l'éthanol semble beaucoup plus toxique que l'alcool
lui-même. Comme la clairance hépatique du fœtus est faible sa durée
d'exposition à l'alcool est plus longue que celle de sa mère.
Le risque d'atteinte fœtale est en
général lié à la dose et à la durée de l'imprégnation
maternelle. Cependant mère et fœtus n'ont pas la même courbe de tolérance
à l'alcool. L'interaction entre l'exposition et les prédispositions génétiques
explique qu'une imprégnation maternelle identique entraîne des retentissements
différents comme cela a été montré sur des jumeaux dizygotes.
L'alcool et son métabolite acétaldéhyde
vont entraîner un certain nombre d'anomalies :
• une diminution
de l'expression du gène msx2 (gène de la morphogénèse cranio-faciale)
;
• une diminution
de la méthylation de l'ADN en relation avec le retard de croissance in utero
;
• une inhibition
de synthèse d'acide rétinoïque qui joue un rôle important dans
les mécanismes du développement du système nerveux central ;
602 M. UZAN,
E. LACHASSINNE • une
diminution des récepteurs des neurotransmetteurs qui explique en partie les
effets neurotoxiques ;
• l'alcool interfère
aussi dans la synthèse protéique et le transfert des acides aminés
à travers le placenta. Il provoque ainsi une baisse des hormones thyroïdiennes
fœtales, une hypoglycémie, une hypoinsulinémie et élève le taux
d'érytropoïétine par hypoxie chronique.
Les données plus récentes
concernent l'impact de l'alcool sur les structures cérébrales fœtales.
L'atteinte est variable selon la période d'exposition à l'alcool mais
aboutit toujours à une diminution de poids du cerveau.
• il s'agit
d'une diminution de la prolifération neuronale ;
• d'anomalies
de la giration neuronale : arrêt précoce, hétérotopies et altérations
gliales ;
• d'altérations
de la synaptogénèse et mort neuronale ;
• de retard
de la myélinisation et des arborescences dendritiques.
Enfin des interactions avec une carence
en zinc, en acide folique ou en vitamine B6 B1 A ou E sont très probables et
peuvent intervenir sur le développement embryonnaire ou fœtal. Même si
des points, concernant certains mécanismes d'action restent encore obscurs,
l'alcool reste un des toxiques cérébraux les plus puissants et ce tout
au long de la grossesse.
La microcéphalie est l'anomalie
la plus constante, isolée ou associée à d'autres malformations cérébrales
: anomalies de ligne médiane, malformations cérébelleuses, anomalies
de la migration neuronale.
L'imagerie par résonance magnétique
a montré une vulnérabilité particulière de certaines structures
du cerveau : les noyaux gris, le corps calleux et le cervelet.
Le syndrome d'alcoolisme fœtal
Les dangers de l'exposition prénatale à
l'alcool sont connus depuis des siècles, mais la description princeps a été
faite par P. Lemoine dans L'Ouest médical en 1968. Il a décrit le syndrome
d'alcoolisation fœtale (SFA) sous le titre : Les enfants de parents alcooliques.
Anomalies observées : à propos de 40 cas. Puis viennent les publications
de Jones et Smith en 1973 et les travaux importants de P. Dehaene en 1995 et A.
Streissguth en 1997.Tout a été décrit de façon méthodique,
dans les moindres détails.
Malheureusement ces publications sont
encore peu connues des professionnels de la périnatalité.
LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 603
Même si sa fréquence est difficile
à déterminer, les chiffres les plus optimistes font état de 0,5 à
3 nouveau-nés sur 1 000 soit une incidence de 400 à 2 400 enfants
par an en France.
Ces chiffres sont largement supérieurs à
ceux de la trisomie 21, du syndrome de l'X fragile, de l'hypothyroïdie, la
phénylcétonurie ou la grande prématurité, et pourtant certains
donnent lieu à un dépistage systématique pré ou néonatal.
A. Les effets pathogènes de l'alcool sur l'adulte
en âge de procréer sont les suivants
• il semble exister une
diminution de la fécondité tant féminine que masculine ;
• le taux de
fausses couches serait multiplié par trois et le taux de mortalité périnatale
augmenté, cependant il est malaisé de quantifier ses données en raison
d'une part de la difficulté à fixer un seuil d'alcoolisation et d'autre
part des facteurs pathogènes associés (tabac, contexte socio-économique
etc.).
B. Les effets sur le fœtus
Le syndrome d'alcoolisme fœtal associe :
• un retard
de croissance in utéro qui apparaît dès le milieu de la grossesse,
et qui intéresse tous les paramètres biométriques. La forme sévère
associe un nanisme avec microcéphalie ;
La quantité
de liquide amniotique et l'épaisseur placentaire sont en rapport avec le volume
fœtal. Les index Doppler, utérins et ombilicaux sont normaux ;
• une dysmorphie
crânio faciale qui peut être évoquée à l'échographie
sur les caractéristiques du profil ; en fait en présence d'un retard de
croissance in utéro avec microcéphalie on pourrait rechercher des petits
signes qui pourraient orienter le diagnostic étiologique ;
• des malformations
sont retrouvées dans 25 % des cas environ et sont corrélées à
l'importance de l'alcoolisation, les plus caractéristiques touchent :
ƒ le cœur : défaut
septal ;
ƒ le squelette : synostose
radio-cubitale, mains bottes, épiphyses ponctuées, anomalies vertébrales,
thorax en carène, campodactylie ;
ƒ l'appareil urogénital
: rein en fer à cheval, duplication pyélique, hypospadias, cryptorchidie
; 604 M. UZAN,
E. LACHASSINNE ƒ la
peau : angiome, cuti laxa, hirsutisme.
C. Après la naissance
La dysmorphie peut être évoquée
avec un faciès caractéristique : bosse de tissu sous cutané entre
les sourcils, fentes palpébrales étroites, ensellure nasale excessive,
extrémité du nez recourbée et narines antéversées, philtrum
long et bombant en verre de montre avec effacement des sillons et des arcs de Cupidon,
lèvre supérieure mince avec une partie vermillon peu visible, microrétrognatisme,
et bord supérieur des oreilles horizontal.
Avec l'âge le visage change, mais
reste caractéristique et le diagnostic rétrospectif est possible.
Le diagnostic peut également être
suspecté devant des anomalies neuro-comportementales.
Dans les premières heures de vie,
un taux d'alcoolémie fœtale peut se traduire par un tableau de dépression
du système nerveux avec bradypnée.
Le syndrome de sevrage apparaît
secondairement, associant hyperexcitabilité troubles du sommeil, de la succion
et de la déglutition.
Dans la petite enfance des désordres
cognitifs et comportementaux apparaissent : hypotonie, anomalie de la motricité
fine, instabilité psychomotrice.
Troubles de l'attention, de la mémoire
et de l'intégration spaciale.
Des troubles de la vision à type
d'hypoplasie des nerfs optiques et des anomalies des vaisseaux rétiniens vont
encore aggraver les troubles de l'apprentissage.
L'environnement aggrave les déficiences
et ce retard mental va conduire l'enfant en institution.
Si le retard mental est en règle
d'autant plus important que la dysmorphie et la microcéphalie sont marquées,
il peut dans certains cas être totalement isolé.
Le SAF est donc à distinguer des
effets de l'alcool sur le fœtus (EAF) appelés aussi désordres neurodéveloppementaux
liés à l'alcool (DNLA). Il s'agit d'un SAF partiel sans dysmorphie ni
malformations qui présente des anomalies neurologiques et comportementales
liées à la consommation d'alcool pendant la grossesse. Les lésions
du système nerveux central semblent donc indépendantes de la dysmorphie
et des malformations.
Il n'existe pas de seuil ni de période
plus favorable ou plus défavorable. C'est tout au long de la grossesse que
l'alcool peut agir LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 605
sur le système nerveux central. Ceci aboutit
malheureusement à des enfants peu ou pas reconnus et donc pas pris en charge
L'alcool rappelons le, représente la cause
la plus fréquente en Occident de retard mental tératogène.
L'alcoolisation maternelle
Le risque fœtal est difficile à prévoir
et on ne peut fixer de limite en deçà de laquelle une consommation d'alcool
serait sans risque pour le fœtus. De plus l'effet sur le fœtus n'est pas seulement
déterminé par la quantité d'alcool consommée quotidiennement
ou de fortes alcoolisations occasionnelles, mais aussi par la tolérance à
l'alcool, différente pour chaque mère et chaque fœtus.
On connaît cependant un certain
nombre de paramètres qui lui sont corrélés :
• La dose ingérée
: un verre d'alcool ingéré quelle que soit la boisson contient 10 g d'alcool
pur. À partir de 30 grammes par jour (et probablement moins) le risque fœtal
existe ;
• Le terme auquel
l'exposition s'est fait : la consommation au premier trimestre serait plutôt
responsable de la dysmorphie et du risque malformatif alors que le risque de trouble
du comportement existe toujours car le développement du cerveau dure tout au
long de la grossesse et reste vulnérable à l'influence de l'alcool ;
• l'ancienneté
de l'alcoolisme est un facteur aggravant. Une femme dont le premier enfant est atteint
a un risque de récurrence maximal si elle ne modifie pas sa consommation alors
que le risque s'annule en cas d'abstinence ;
• la façon
de boire est aussi à considérer, c'est-à-dire la quantité d'alcool
absorbée à la fois ; une femme qui boit un verre de vin chaque jour de
la semaine expose semble-t-il son enfant à un risque moindre que celle qui
boit sept verres en une fois ;
• enfin le risque
augmente avec l'âge de la femme et ce probablement de façon étroite
avec l'ancienneté de l'exposition. 606 M. UZAN,
E. LACHASSINNE I.
Le diagnostic positif d'alcoolisation maternelle est clinique et anamnestique
Celui-ci devrait être aisé et pourtant...
Parler « alcool » n'est pas facile et renvoie à un sentiment de «
culpabilité » de la patiente mais également du médecin...
Boire de l'alcool reste tabou et si
le principe de prudence vis-à-vis des médicaments fonctionne souvent bien
au cours de la grossesse, il est souvent moins efficace vis-à-vis de l'alcool.
L'interrogatoire doit rechercher de
façon systématique la consommation d'alcool à travers l'enquête
alimentaire même si apparemment il n'existe aucun signe de dépendance
ou de troubles du comportement. Il est important de créer un climat de confiance
et de poser un certain nombre de questions dès la première consultation
prénatale dans le cadre d'une évaluation du mode de vie. Les questions
vont concerner certaines habitudes alimentaires et consommation de boissons : les
boissons sucrées, gazeuses et alcoolisées. Il ne faudra pas se contenter
d'une réponse négative pour des boissons alcoolisées, mais aller
plus loin sur les apéritifs du week-end, sur la bière désaltérante,
sur la coupe de champagne lors d'un anniversaire etc. C'est cet « alcoolisme
festif » qui est souvent assimilé à une consommation normale.
Dans tous les cas le fait de questionner
les patientes sur leurs habitudes alimentaires sera l'occasion de passer quelques
messages de prévention simples vis-à-vis des consommations de tabac, d'alcool,
de drogues, de médicaments. Comme pour le tabagisme, il faut savoir remplir
« la boite à message » qui finira bien un jour par déborder
et amener la patiente à plus de tempérance.
Cette pratique doit être répandue
auprès des professionnels de santé afin de délivrer si possible en
pré conceptionnel un message adapté.
Certaines équipes proposent des
questionnaires standardisés à remplir par les patientes sur leur consommation
d'alcool. Le questionnaire DETA-CAGE est validé de façon internationale
et consiste à poser quatre questions
1. Avez-vous déjà
ressenti le besoin de diminuer votre consommation de boissons alcoolisées ?
2. Votre entourage
vous a-t-il déjà fait des remarques au sujet de votre consommation ?
3. Avez-vous déjà
eu l'impression que vous buviez trop ? LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 607
4. Avez-vous déjà
eu besoin d'alcool dès le matin pour vous sentir en forme ?
Deux réponses positives (ou plus) à
ces questions sont évocatrices d'une consommation nocive.
Certains questionnaires déjà
validés en population générale sont en train de l'être pour
la femme enceinte.
Il semble que l'on puisse encore plus
simplement poser ces questions :
« Est-ce que votre consommation
d'alcool vous pose problème ? »
« Ce serait quoi pour vous une
consommation d'alcool qui poserait problème ? »
« A quand remonte votre dernière
consommation de boisson alcoolisée ? »
Cette façon de procéder a
semble-t-il une grande sensibilité et peut permettre un dépistage précoce
de l'alcoolisation maternelle.
Il est tout à fait inutile d'essayer
d'obtenir des « aveux » de la patiente. C'est un véritable jeu de
cache-cache. Une patiente alcoolique ne reconnaît pas qu'elle boit, mais elle
le sait.
Il faut cependant ne délivrer
que des messages positifs et ne jamais culpabiliser la patiente.
• en cas de
consommation épisodique il faut conseiller à la patiente d'arrêter
toute consommation jusqu'à la fin de la grossesse et également pendant
l'allaitement ;
• en cas de
consommation régulière il faut dire à la patiente qu'elle et son
enfant se porteront beaucoup mieux sans alcool et lui proposer un soutien par un
professionnel alcoologue ou une personne dans l'équipe ou le réseau formé
à cette approche. La prise en charge de la patiente sera donc empathique et
non culpabilisante.
Cet entretien clinique est un moment
important auquel il faudra consacrer du temps. Qui est à même de mieux
le faire ? L'accoucheur ou l'alcoologue ?
On voit déjà certaines équipes
en fonction de leurs populations s'entourer de tabacologues ou d'alcoologues ou
d'envisager une formation spécifique pour certaines sages femmes.
2. Les examens biologiques manquent de sensibilité
et de spécificité
• l'alcoolémie et
l'alcoolurie ne sont que des marqueurs de prise d'alcool récente et ne sont
que de peu d'intérêt ; 608 M. UZAN,
E. LACHASSINNE • le
dosage de la gamma glutamyl transférase (GGT) est un examen simple et peu coûteux.
Il s'agit d'un marqueur d'alcoolisation chronique qui possède en population
ciblée une sensibilité de 65 à 90 % si elles sont > à 30 ;
• un VGM >=92 ou 95
μ3 (qui fait partie de la numération formule sanguine obligatoire) est
un bon marqueur d'alcoolisme chronique ;
• les transaminases
ne sont utiles que dans le cadre d'un bilan hépatique en cas d'alcoolisme avéré.
La transferrine déficiente en
carbohydrates (CDT) serait considérée comme un bon marqueur. Son résultat
doit être exprimé en pourcentage car la transferrine sous l'effet des
œstrogènes augmente au cours de la grossesse. Son usage est peu répandu.
La prise en charge
Un certain nombre d'actions peuvent être
entreprises à différents niveaux de prévention.
Prévention tertiaire
Elle vise le fœtus de mère alcoolique.
Elle a pour but de dépister le plus tôt possible le nouveau-né atteint
et son niveau de handicap afin de proposer une prise en charge adéquate par
un certain nombre de professionnels de santé : puéricultrices, pédiatre
et médecins généralistes et informer les acteurs sociaux de terrain.
Un examen attentif à la naissance
peut être attiré par la dysmorphie ou par des signes de sevrage.
Cette prévention passe aussi par
la prise en charge maternelle. L'allaitement doit être encouragé s'il
entre dans une dynamique de sevrage alcoolique
L'anticipation de l'avenir de l'enfant
est amélioré par l'accompagnement et la qualité du suivi de la mère
par une équipe de proximité : médecin traitant, alcoologue, psychologue
et associations d'aide au sevrage d'autant qu'il peut y avoir plusieurs drogues
associées.
La prise en charge et le sevrage maternel
sont d'autant plus importants qu'ils constituent le meilleur garant pour une grossesse
ultérieure d'avoir un enfant indemne de tout syndrome d'alcoolisme fœtal. Il
s'agit, il faut le rappeler ici d'une embryofoetopathie évitable dont la prévention
passe par un degré zéro de tolérance alcoolique pendant la grossesse.
LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 609
Prévention secondaire
Elle passe par le dépistage des femmes à
risque pendant la grossesse et pour cela il ne faut pas faire l'impasse sur des
messages de prévention et le dépistage des patientes à risque.
La consommation d'alcool peut faire
partie d'un comportement à risque associant plusieurs drogues. Une femme enceinte
sur vingt aurait une consommation excessive d'alcool et ce risque est très
majoré en cas de tabagisme associé.
Il faut donc rester très attentif
chez la femme enceinte déprimée, tabagique ou toxicomane car il est très
fréquent que dans ces cas la consommation d'alcool soit également associée.
Même pendant la grossesse tout
n'est pas forcement joué et une modification des pratiques même au deuxième
trimestre peut encore être intéressante. Tout ceci implique un dialogue
avec la patiente qui la soutiendra dans sa démarche.
Parallèlement un suivi régulier
clinique et échographique du fœtus doit permettre de dépister un retard
de croissance in utéro et de mettre en place une prise en charge adaptée.
Prévention primaire
C'est l'option « zéro »
qui doit être recommandée au moins pendant la grossesse et l'allaitement.
Les campagnes d'information sont très peu développées en France,
notamment auprès des jeunes. Très peu des gens savent que l'alcool au
cours de la grossesse est la première cause de retard mental acquis de l'enfant
et que cette grave complication est totalement évitable.
Peu de gens savent que même les
doses modérées d'alcool et les ingestions occasionnelles sont dangereuses
pour le fœtus.
Il faut donc que le message soit délivré
aux femmes en consultation de gynécologie et en consultation pré conceptionnelle.
Le Canada a élaboré dans
cette optique en 1996 une déclaration conjointe sur la prévention du syndrome
d'alcoolisme fœtal et des effets de l'alcool sur le fœtus et des recommandations
fort intéressantes a été faites :
• les efforts
de prévention doivent être dirigés vers les femmes avant et pendant
la période de procréation, mais également vers leur partenaire et
leur famille ;
• il faut diffuser
auprès de tous les professionnels de la santé l'information concernant
les risques liés à la consommation d'alcool pendant la grossesse et que
le fait de cesser de boire à 610 M. UZAN,
E. LACHASSINNE n'importe
quel moment de la grossesse sera bénéfique pour le fœtus et pour
la future mère.
En France en septembre 2001, dans l'expertise
collective de l'INSERM Alcool : effets sur la santé il est clairement précisé
les recommandations suivantes :
• il est conseillé
aux femmes enceintes de ne pas boire de boissons alcooliques pendant la grossesse
;
• les consommations
excessives occasionnelles sont à éviter pendant toute la durée de
la grossesse et même dès qu'elle est en projet afin d'éviter une
exposition au tout début de la gestation.
Au vu des résultats d'études
expérimentales, il n'est pas possible de démontrer l'existence d'une dose
seuil en deçà de laquelle les risques pour la descendance de la consommation
maternelle pendant toute la gestation sont nuls.
En janvier 2002 a paru le dossier de
presse du CFES (Comité français d'éducation à la santé)
et de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie qui stipule :
Alcool et tabac : La consommation zéro
est recommandée pour les femmes enceintes.
En septembre 2002 l'Agence française
de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) a fait paraître un document
intitulé : La santé vient en mangeant, dans lequel il est noté dans
un encadré en page 57 : Pour les femmes enceintes, il est recommandé de
supprimer complètement la consommation d'alcool.
Enfin s'est tenue à Paris les
10 et 11 octobre 2002 une réunion de la Société française d'alcoologie,
en partenariat avec l'ANAES qui a défini des recommandations pour la pratique
clinique (RPC) concernant les conduites d'alcoolisation pendant la grossesse.
Celles ci se déclinaient en trois
grands chapitres :
• recommandations
pour la diffusion des connaissances et des messages concernant l'exposition prénatale
à l'alcool :
ƒ conseiller l'abstinence
;
ƒ former les professionnels
;
ƒ informer le grand
public.
• recommandations
pour le repérage et la prise en charge des conduites d'alcoolisation chez la
femme enceinte :
ƒ repérer les
conduites d'alcoolisation pendant la grossesse ;
ƒ aider et accompagner
les femmes enceintes qui s'alcoolisent ;
ƒ faciliter l'accès
aux soins de la femme enceinte qui s'alcoolisent. LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 611
• aider et accompagner
la mère et l'enfant lorsqu'il y a eu alcoolisation durant la grossesse :
ƒ le diagnostic d'exposition
prénatal doit être établi le plus rapidement possible ;
ƒ la formalisation
de réseaux autour de la problématique des conduites d'alcoolisation pendant
la grossesse permettra une prise en charge multiprofessionnelle de la mère
et l'enfant.
La prise en charge thérapeutique
Pendant la grossesse il faut envisager le traitement
de fond de la future mère : Traiter la carence vitaminique et en oligoéléments
.
L'acide folique est donné de façon
systématique de même que du Fer et du Zinc. La prescription de vitamine
B1 est également très large même si elle ne concerne que les tableaux
de grande carence. C'est une étape fondamentale où il est capital d'établir
un lien entre la femme enceinte en difficulté par rapport à son alcoolisation
(même si celle ci est très souvent niée) et un interlocuteur privilégié.
Le discours sera franc, empathique mais jamais culpabilisant si l'on veut favoriser
la relation mère-enfant.
La patiente doit être prise en
charge dans sa globalité par un réseau formé de plusieurs professionnels
de la santé : personnel soignant, psychologues, PMI, travailleurs sociaux,
associations anti-alcool.
La préparation à la naissance
doit constituer une étape privilégiée permettant l'élaboration
de la relation mère enfant.
Bien entendu il sera instauré
un suivi rapproché sur le plan clinique avec un éventuel dépistage
précoce d'un retard de croissance intra utérin, parfois des signes échographiques
d'un syndrome d'alcoolisme fœtal peuvent être évoqués.
Dans certains cas un sevrage pourra
être envisagé pendant la grossesse mais il devra être institutionnel
parfaitement pris en charge dans le cadre d'une hospitalisation. Ceci est indispensable
car il ne faut pas perdre de vue que l'on a affaire à une grossesse par définition
à risque et que l'on cherche à obtenir une abstinence réelle.
On peut utiliser l'Oxazapam (Seresta®)
ou le Diazépam (Valium®) en cure de 10 jours par voie orale.
Par la suite tout le personnel doit
être sensibilisé et rester à l'écoute de la patiente en tenant
compte de son aspect physique qui peut trahir un signe de manque : habillement,
coiffure etc. 612 M. UZAN,
E. LACHASSINNE Il
faut envisager une stratégie d'accompagnement avec des conseils diététiques
et esthétiques et être vigilant quant aux réalcoolisations pendant
le week end.
Une abstinence complète peut entraîner
une reprise de la croissance fœtale ce qui est très gratifiant pour la patiente.
Enfin une démarche de sevrage
tardive si elle est inopérante sur le pronostic neurosensorielle sera la meilleure
prévention pour la grossesse ultérieure.
Pour le nouveau-né la prise en
charge du syndrome de sevrage néonatal est quelque fois l'étape qui permet
de faire le diagnostic.
Il associe hyperexcitabilité,
hypertonie et sommeil mal organisé.
Ce syndrome de sevrage devra être
distingué (et ce n'est pas toujours facile) d'une hypoglycémie néonatale,
conséquence de l'alcoolémie fœtale ou des premières manifestations
cérébrales du syndrome d'alcoolisme fœtal.
Dans la mesure du possible l'allaitement
maternel sera institué.
Dans d'autres cas, c'est un retard
de croissance intra utérin qui n'a pas trouvé d'étiologie en anténatal
ou simplement un nouveau né avec un petit périmètre crânien
ou une dysmorphie qui vont orienter le diagnostic.
Dans la petite enfance, la dysmorphie
persiste et peut permettre un diagnostic rétrospectif, l'enfant ne pousse pas
bien et présente des troubles de l'apprentissage.
Dans l'enfance le rattrapage du retard
de croissance est difficile et le retard intellectuel persiste avec des anomalies
neuro-comportementales : hypotonie, instabilité, anomalies de la motricité
fine, troubles de l'attention, de la mémoire et de l'intégration spatiale.
Il existe un retard intellectuel avec un QI moyen à 80. C'est dire que ces
enfants ont très vite des problèmes d'intégration scolaire et qu'ils
sont plus ou moins rapidement orientés en institution. C'est dans ces structures
lorsqu'ils peuvent être accueillis qu'ils pourront bénéficier du
soutien de psychomotriciens, d'orthophonistes etc.
Adolescents et adultes, les troubles
du comportement sont très fréquents avec un risque élevé de
développement d'une délinquance plus ou moins aggravée par l'environnement.
Conclusion
Il existe en France toute une culture autour de
l'alcool qu'il sera difficile de modifier.
Le mythe qui consiste à dire «un
verre d'alcool n'a jamais fait de mal à personne » est à l'évidence
extrêmement vivace. LES
CONDUITES D'ALCOOLISATION PENDANT LA GROSSESSE 613
Il est étonnant que le message sur les
médicaments soit parfaitement passé et que celui sur l'alcool ait tant
de mal à faire son chemin.
Si l'alcool était un médicament il ne
pourrait être commercialisé chez la femme enceinte car il est tératogène.
La consultation pré conceptionnelle
doit être considérée comme un moment privilégié où
un certain nombre de messages peuvent être entendus sur un mode moins culpabilisant
que pendant la grossesse.
Les professionnels de la santé
doivent être formés au dépistage de l'alcoolisation maternelle.
Il faut également impliquer le
futur père dans les messages de prévention car l'alcoolisation peut se
faire en couple et les messages de tempérance doivent être adressés
à destination des deux futurs parents pour l'avenir de l'enfant : le risque
d'accident mortel est multiplié par 2 à partir de 0,50 g /l d'alcoolémie
et par 10 pour 0,80 g/l.
C'est un vaste chantier pour les professionnels
de l'obstétrique dans lequel les enjeux politiques sont tels que l'on peut
craindre malheureusement assez peu d'aide de la part des pouvoirs publics.
Et pourtant il s'agit de la plus fréquente
embryofoetopathie qui reste totalement évitable, mais au prix d'efforts que
notre société ne paraît pas (encore) prête à faire.
Bibliographie
[1] MARPEAU L, Alcool et grossesse,
La lettre du gynécologue, n° 265, octobre 2001.
[2] DEHAENE P, BLUM
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Med 1992 ;12 :3641-5.
[3] LEMOINE P, Les
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Ouest médical 1968 ;21 :476-82.
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[5] MASSON M, DEBAR
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[6] MIRLESSE V, Syndrome
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n° 47, septembre 2001.
[7] Syndrome d'alcoolisation
fœtale (SAF), 7e journées de médecine fœtale, Morzine mars
2002.
[8° Les conduites
d'alcoolisation pendant la grossesse : Recommandations pour la pratique clinique
:Paris 10 et 11 octobre 2002. |