La contraception 20 ans après ou l'avenir
d'une mutation*
Jean COHEN
Pendant longtemps, les catastrophes
naturelles, les famines, les épidémies, les invasions, les guerres ont
contribué à régler le nombre des vivants. Depuis plusieurs décennies
la mortalité par catastrophe diminue et l'humanité s'oriente vers l'utilisation
de techniques contraceptives pour contrôler les naissances. Cette mutation
a été « réclamée » avant même qu'aucune découverte
scientifique ne le permette : dès 1798 Thomas Robert Malthus propose l'abstinence
pour lutter contre une démographie qu'il juge galopante en occident. Puis une
série de mouvements qu'on baptise du nom de « néo-malthusianisme
» propose et réclame un contrôle des naissances essentiellement basé
sur des méthodes mécaniques (préservatifs, diaphragmes et spermicides)
: ils aboutissent vers 1950 au considérable développement aux USA et en
Grande-Bretagne de mouvements féminins en faveur de la planification familiale.
Dès le début du XXe siècle on commençait à entrevoir le
rôle des hormones sexuelles dans la formation des gamètes et dans la fécondation.
En 1911 KLEIN décrit la « folliculin », en 1935 on reconnaît
l'existence de la « progestérone » et on fabrique la première
hormone féminine synthétique. Pendant la dernière guerre, les laboratoires
pharmaceutiques américains synthétisent des composés artificiels
qui obtiennent les mêmes effets que la progestérone naturelle, et un groupe
de chercheurs de la Worcester Foundation for Experimental Biology, auquel appartiennent
M.C. CHANG et G. PINCUS s'intéresse à l'action de ces nouvelles hormones
sur la fécondation. CHANG montre d'abord qu'il est possible d'inhiber la fécondation
chez la rate et PINCUS évoque en 1955 la possibilité d'utiliser les mêmes
composés chez la femme en vue d'une contraception orale. Lors de son retour
aux USA il se voit offrir publiquement par Margaret Sanger, présidente du Planning
Familial américain, les moyens financiers de cette recherche... La première
pilule contraceptive naissait. La nouveauté était qu'elle apportait l'arme
absolue efficace à 100%, et qu'elle laissait ce moyen dans les propres mains
des femmes. Le concept « contraception » se transformait brutalement et
entraînait de nouveaux comportements sexuels, de nouveaux statuts sociaux.
Le triomphe de la pilule rejaillit sur la contraception en général et
conduisit à rechercher de nouvelles méthodes (stérilets, injections,
nouveaux composés, etc...) Toutefois depuis 50 ans, la contraception a été
déterminée par cette première empreinte. Toutes les recherches -
ou presque - ont concerné la pilule et les hormones, alors qu'à
l'évidence il s'agit de méthodes lourdes qui agissent en permanence dans
le but d'empêcher un événement qui dure quelques heures seulement.
On a pu dire qu'on « voulait tuer une mouche avec un marteau piqueur »
!
Quoi qu'il en soit, en 50 ans, une
révolution s'est opérée dans les pays développés. Grâce
à la diffusion de la contraception, la femme conquiert la fécondité
et la liberté sexuelle. La société change. De nouveaux statuts naissent,
ainsi que de nouveaux comportements et les relations de pouvoir entre l'homme et
la femme évoluent... sans que l'on puisse prévoir jusqu'où !
Où en est-on aujourd'hui ?
Jusqu'à maintenant, les espoirs étaient
tournés vers la technologie qui était censée résoudre tous les
problèmes. On croyait que des innovations technologiques apporteraient des
produits parfaitement adaptés aux utilisateurs et faciles à administrer
par les organisations sanitaires. En fait, chaque avance technologique s'est jusqu'ici
seulement avérée capable de remplacer un produit par un autre. Des effets
secondaires sont apparus. Force est d'admettre qu'il n'existe pas de méthode
parfaite, et plusieurs critiques s'adressent aux méthodes actuelles :
• elles mettent
plus l'accent sur la limitation des naissances que sur la santé des femmes
;
• on a abouti
à des méthodes qui reflètent plus l'intérêt des chercheurs
ou des firmes que la préférence des femmes et des couples ;
• on ne connaît
pas ou on ne veut pas voir les risques liés à la fourniture ou à
l'emploi des méthodes autres que locales.
Aujourd'hui, tout le monde est d'accord
pour penser qu'il y a trois facteurs classiques qui conditionnent toute intervention
réussie en planning familial :
1) la technologie
disponible,
2) les besoins et,
3) les attentes des
utilisateurs et l'adéquation des services offerts.
J'y ajouterais un quatrième facteur
essentiel : la décision politique de la société et des pouvoirs en
place.
1. L'évolution de la technologie
a) A court terme
Très schématiquement on peut envisager
:
• l'utilisation
de nouveaux stéroïdes mieux tolérés ;
• l'apport hormonal
par des voies différentes (cutanés, vaginal, implants, etc.) ;
• une stérilisation
tubaire réversible ;
Aucune méthode n'est vraiment
« supérieure » à une autre. Aucune n'est exempte d'effets secondaires.
b) A long terme
• empêcher la production
de gamètes mûrs ;
• empêcher
la reprise de la meiose dans l'ovocyte ;
• prévenir
l'apparition de la meiose dans le testicule ;
• empêcher
la fécondation ;
Ceci serait révolutionnaire...
mais on en est loin !
2. Les besoins des utilisateurs
- une contraception sans effets
secondaires ;
- une contraception
sans modification de la physiologie ;
- une contraception
masculine simple ;
- une contraception
mensuelle ;
- une contraception
post-coïtale « récidivante » ;
- association à
la protection contre les MST.
3. Adéquation des services offerts
• gratuité ou remboursement
des produits contraceptifs surtout chez les jeunes ;
• obtention
facile des produits (sans consultation médicale par exemple) ; exemple des
pilules du lendemain dans les écoles.
4. Les décisions politiques de la société
La contraception est l'endroit d'une médaille
dont la FIV est l'envers.
Les mutations que sont en train de
vivre les sciences de la reproduction associent les procréations nouvelles
et les méthodes anticonceptionnelles : elles sont les unes et les autres le
résultat d'une même volonté de maîtrise et c'est d'un
même élan que les chercheurs ont découvert la pilule et ont fécondé
les gamètes en laboratoire. Cent ans après la première insémination
artificielle, cinquante ans après la première pilule, vingt ans après
le premier bébé-éprouvette, cet élan est-il irrésistiblement
établi ou bien rien n'est-il encore acquis ? Autrement dit, la progression
des sciences objectives mises au service de la biologie de la reproduction, malgré
les éventuels aléas de parcours, leurs arrêts momentanés, va-t-elle
poursuivre sa fuite en avant ; ou bien les réactions, qu'elles touchent ou
non au domaine du sacré, vont-elle freiner, voire arrêter cette course
?
Les évolutions ne se font pas
partout dans le même sens : en Europe, en général, contraception
et avortement ont atteint un seuil de diffusion maximal. La contraception est remboursée
parfois, favorisée partout.
Aux USA, on sait la part prise par
les mouvements religieux « pro life » contre l'IVG et aussi contre le
principe de la contraception.
En Chine la contrainte liée à
la pression sociale par l'instauration du mariage tardif et les pénalités
entraînées par une deuxième naissance imposent la contraception plus
qu'elles ne la favorisent.
Au Japon, la contraception orale n'a
été introduite qu'en 2002.
Dans les pays islamiques il existe
une considérable résistance à la diffusion de la contraception.
Ces exemples laissent à penser
que certaines morales ou certaines religions incarnées dans un pouvoir politique
peuvent freiner l'accès à la contraception.
Je vois trois scénarios possibles
: trois hypothèses peuvent schématiquement être faites pour discerner
l'avenir de la maîtrise de la procréation et des développements des
sciences qui y contribuent :
• un scénario
utopique où l'évolution se ferait d'une seule tenue, depuis l'épicentre
occidental, vers l'humanité toute entière et vers une maternité choisie ;
• un scénario
intégriste décrit un retour en arrière qui conduirait à une
interdiction de la contraception et à un abandon des procréations assistées
;
• un scénario
médian décrit une évolution plus ou moins rapide, faite d'avancées
et de reculs, avec une pénétration des pays du Tiers Monde, gagnant lentement
une maîtrise orientée de la procréation qui n'irait sans doute pas
sans un certain eugénisme.
L'utopie d'un monde conquis par les
progrès de la science de la reproduction et de la génétique paraît
exclue dès à présent. Ce qui se passe aujourd'hui, où des résistances
à la contraception ne cessent de se faire jour, vient déjà inquiéter
le monde européen lui-même. Les résistances à la PMA en Italie,
en Allemagne et dans certains pays de l'Est indiquent les limites que certains veulent
fixer à la maîtrise de la reproduction humaine. Dans le reste du monde,
malgré des efforts sporadiques et des succès localisés, la contraception
se heurte le plus souvent aux traditions, aux religions et aux particularismes.
L'échec de la contraception en Inde est ainsi dû en grande partie à
la crainte éprouvée par des minorités - comme la musulmane
- d'être submergées par d'autres groupes ethniques. Il est également
dû à un défaut de moyens financiers qui permettraient d'étendre
les efforts sur une échelle suffisamment grande.
La croissance démographique continue
du Tiers Monde crée à elle seule avec les pays européens et les Etats-Unis
un déséquilibre qui pourrait conduire à des prises de positions radicales
des gouvernements occidentaux en faveur du natalisme.
Le scénario intégriste d'un
retour au « naturel » ne peut être écarté sans examen,
en raison de la situation qu'on vient de décrire. La réduction différentielle
de la fécondité des sociétés occidentales ne préoccupe
pas seulement les pouvoirs publics, elle risque d'engendrer une véritable panique
des individus de race blanche. Elle les conforte aussi dans une certaine image de
la décadence, même si cette faible fécondité n'est pas la seule
ni peut-être la première cause de ce déclin. Contre cette crainte,
quelques arguments existent ; et tout d'abord le pouvoir technologique qui reste
l'apanage exclusif des peuples de l'Europe et des Etats-Unis auxquels s'adjoint
ici le Japon. Il se produit aussi des migrations de populations de plus en plus
larges, qui peuplent d'ethnies différentes ou d'enfants de mariages mixtes
les territoires de la vieille Europe comme de la jeune Amérique. Ces mouvements
compensent d'une certaine manière et pour une part la baisse des naissances
autochtones, mais ils introduisent une situation instable, les pouvoirs nationaux
oscillant entre une politique d'intégration et une politique de ségrégation,
cette dernière n'allant pas sans connotation eugénique.
Le désordre culturel dans lequel
nous nous trouvons pourrait aussi trouver sa limite. Peut-être verrait-on refleurir
alors une morale et des valeurs qui ne seraient pas éloignées de la volonté
d'un retour au « naturel ». Ce phénomène pourrait d'autant
plus facilement se produire que se développerait, comme c'est le cas, des maladies
sexuellement transmissibles... A condition cependant que les sciences biologiques
très performantes qui sont les nôtres ne parviennent pas à venir
à bout de cette situation, en trouvant le remède rapide et en enlevant
ainsi ses bases à la peur. On peut donc, en faveur du scénario intégriste,
imaginer une coalition des « démographes », des « sanitaires
» et des « moralistes » pour faire opérer à la société,
en Europe et aux Etats-Unis, un retour en arrière. Le véritable rempart
contre ce « vendredi noir » de la contraception et de la reproduction
humaine assistée semble être constitué par les femmes elles-mêmes
et par la prise de conscience qui est la leur de leur domination théorique
et pratique sur les processus de la fécondité. Il est peu vraisemblable
que les femmes acceptent de perdre cet avantage - dans les sociétés
du moins où cet avantage est entré dans leurs mœurs. Pour en venir là,
il faudrait, me semble-t-il, que les femmes perdent jusqu'à la mémoire
de leur pouvoir.
La troisième hypothèse semble
la plus probable. L'humanité tirerait lentement profit des techniques récemment
mises au point pour éliminer les grossesses non désirées et les embryons
anormaux, avant de s'orienter vers des choix plus positifs, où la génétique
entrerait activement en jeu. On passerait ainsi des grossesses programmées
dans le temps, puis dans le nombre, aux grossesses de qualité choisie : certains
caractères transmis seraient acceptés ou refusés, d'autres, plus
tard, pourraient être acquis. Il faudra des générations pour parcourir
cette route. Il a fallu 40 ans pour que les filles des premières utilisatrices
de la pilule contraceptive commencent à utiliser elles-mêmes des pilules
contraceptives peu de temps après leur puberté, avec le propos de le faire
jusqu'au moment de leur ménopause. Cette même génération consulte
un médecin dès qu'un enfant programmé tarde à venir, demande
spontanément une amniocentèse et une échographie pour s'assurer que
l'enfant attendu est normal. C'est cette même génération qui voit
aussi s'estomper le rôle de l'homme dans toute cette affaire : il n'est plus
sollicité que pour contribuer à faire l'enfant, assister éventuellement
aux cours d'accouchement sans douleur, puis à la naissance, ou encore pour
bien vouloir accepter un sperme de donneur si ses propres gamètes sont insuffisants.
Ces changements d'attitudes se sont inscrits dans les mentalités et sont, en
fait, déjà considérables dans les couches les mieux informées,
les plus aisées de la société. Le processus a été tantôt
accéléré tantôt ralenti par le jeu des médias traduisant
les investissements des partisans de tous bords, par des traditions, par des mouvements
de mode...
L'éducation et, en particulier
celle des femmes, joue un rôle-clé en contraception. L'éducation
doit parvenir à convaincre les femmes et les hommes de l'importance des risques
encourus par les enfants et les mères en cas de grossesses chez les adolescentes,
de naissances trop rapprochées, de grossesses tardives et de parité très
élevées.
En fait, les meilleures militantes
du développement de la mutation en cours sont sans doute les femmes. Hier,
les mouvements féministes incarnaient la volonté de changement : de maîtrise
de son corps et de sa descendance. Aujourd'hui, en notable perte de vitesse, ils
cèdent la première place à l'action de chaque femme prise individuellement.
Dans tout pays où le « sentiment » féminin est libre de s'exprimer,
il s'appuie sur la diffusion et le perfectionnement de la maîtrise par la femme
de la conception. Cette perception et cette volonté féminines nouvelles
sont peut-être le phénomène culturel le plus notable de notre époque.
Mais elles se connaissent encore peu,
elles se cernent mal elles-mêmes, et on peut les dire en quête d'une identité
féminine nouvelle, qui fasse définitivement - et légitimement
- sortir la femme de ses vieux équivalents de mère et de putain.
* Une partie de cet exposé
est inspirée du livre « Tous des mutants » de Jean Cohen et Raymond
Lepoutre (Seuil). LA
CONTRACEPTION 20 ANS APRèS OU L'AVENIR D'UNE
MUTATION 381
382 J. COHEN
LA
CONTRACEPTION 20 ANS APRèS OU L'AVENIR D'UNE
MUTATION 383
384 J. COHEN
LA
CONTRACEPTION 20 ANS APRèS OU L'AVENIR D'UNE
MUTATION 385 |