Modalités thérapeutiques d'une
maladie abortive d'origine dysimmunitaire
Bruno CARBONNE*, Véronique LEJEUNE*
Résumé
La maladie abortive est une des manifestations
cliniques du syndrome des antiphospholipides (SAPL) primitif. Les traitements proposés
initialement, corticoïdes ou immunoglobulines, avaient pour but de moduler
ou d'inhiber la réponse immunitaire maternelle. Puis, devant l'évolution
de la connaissance physiopathologique du SAPL, dont les conséquences sont essentiellement
liées à des processus thrombotiques, l'attitude thérapeutique s'est
tournée vers des traitements antiagrégants plaquettaires et anticoagulants.
Actuellement, l'association d'aspirine et d'héparine de bas poids moléculaire,
dont l'efficacité a été démontrée par plusieurs essais
randomisés, est le traitement de référence des fausses couches spontanées
liées au SAPL.
La maladie abortive est une des manifestations
cliniques du syndrome des antiphospholipides (SAPL) primitif. Nous aborderons essentiellement
la prise en charge thérapeutique de la maladie abortive en rapport avec cette
pathologie qui représente de très loin la principale cause auto-immune
connue d'avortements spontanés répétés.
Association antiphospholipides - maladie abortive
Le SAPL primitif est défini par l'association
d'anomalies biologiques : la présence d'anticorps antiphopholipidiques et de
manifestations cliniques particulières.
Parmi ces manifestations, les complications
obstétricales sont au premier plan :
• Une ou plusieurs
mort(s) fœtale(s) à plus de 10 semaines d'aménorrhée avec étude
morphologique fœtale normale à l'échographie ou à l'examen fœtopathologique.
• Trois fausses
couches spontanées précoces (< 10 SA) ou plus, les causes anatomiques,
génétiques ou hormonales étant exclues.
• Décès
néo-natal (un ou plusieurs) d'un enfant sans anomalie morphologique, suite
à une naissance prématurée survenue dans un contexte de pré-éclampsie
sévère ou d'insuffisance placentaire sévère patente.
D'autres critères de pathologie
vasculaire grave : l'hématome rétro-placentaire, la pré-éclampsie,
l'éclampsie, le HELLP syndrome et les accidents ischémiques fœtaux ont
également été proposés comme critères de SAPL par d'autres
auteurs (Boffa et al. 1995, Silver et al. 1992) [1, 2].
L'intégration, parmi les critères
d'inclusion, de l'infertilité associée à la présence d'anticorps
aPL ne fait pas l'objet d'un consensus.
Les principaux critères biologiques
du SAPL sont l'existence d'anticorps anticardiolipines et/ou d'un anticoagulant
circulant (parfois appelé anticoagulant « lupique »). L'existence
de ces anticorps n'a pas de valeur en dehors d'un contexte clinique précis.
Elle peut être totalement fortuite, transitoire et sans aucune conséquence
clinique dans un très grand nombre de cas. Leur positivité doit être
contrôlée à au moins deux prélèvements successifs espacés
dans le temps de deux à trois mois (Harris et al. 1987) [3]. Les anticorps
anticardiolipines (aCL) sont les anticorps anti-phospholipides le plus fréquemment
mis en évidence. Leur spécificité dépend du seuil de positivité
du test. La présence d'un anticoagulant circulant (ACC) est plus rare que celle
d'un aCL chez les patients porteurs d'un syndrome des aPL. Ce test est actuellement
considéré comme le plus spécifique pour le diagnostic de SAPL, par
contre sa sensibilité est médiocre.
Modalités thérapeutiques
Comme pour toute maladie auto-immune, les traitements
proposés initialement ont eu pour but de moduler ou d'inhiber la réponse
immunitaire maternelle. Puis, devant l'évolution de la connaissance physiopathologique
du SAPL, dont les conséquences sont essentiellement liées à des processus
thrombotiques, l'attitude thérapeutique s'est tournée vers des traitements
antiagrégants plaquettaires et anticoagulants.
Aspirine
La physiopathologie présumée des accidents
gravidiques dus aux aPL, qui fait une large place aux phénomènes thrombotiques,
rend logique la prévention par de l'aspirine à doses anti-agrégantes
plaquettaires. Balasch et al. [4] ont rapporté en 1993 l'obtention, sous traitement
par aspirine seule, de 19 naissances vivantes sur 21 grossesses chez des patientes
ayant de nombreux antécédents de fausses couches spontanées. Pour
autant, le bénéfice éventuel de cette attitude, largement mise en
pratique par les cliniciens, n'a pas fait l'objet d'essais randomisés contre
placebo. D'autre part, dès les premières études, l'aspirine a été
utilisée en association avec d'autres traitements, corticoïdes ou héparine
(Cowchock et al. 1992) [5].
L'intérêt de l'aspirine seule,
bien que largement admis, ne peut donc actuellement être formellement démontré.
La plupart des auteurs trouveraient non éthique de ne pas utiliser l'aspirine
dans cette indication.
Corticoïdes
Initialement, les corticoïdes ont été
considérés comme le traitement logique pour cette affection auto-immune,
souvent assimilée au lupus. Les corticoïdes, associés à l'aspirine,
ont fait l'objet d'études pilotes non contrôlées, montrant des taux
de réci-dives de pertes fœtales faibles voire nuls (Lubbe et al. 1983 ; Silveira
et al. 1992) [6,7] et ont été l'objet d'une large utilisation en pratique
clinique.
En revanche, dans les essais contrôlés,
Cowchock et al. (1992) [5] ont mis en évidence des taux de grossesses avec
enfants vivants similaires, que l'on utilise les corticoïdes ou l'héparine
sous-cutanée. Dans leur série, la morbidité liée aux corticoïdes
touchait aussi bien la mère (diabète, hypertension artérielle, troubles
d'ordre psychiatrique) que le fœtus ou le nouveau-né (ruptures prématurées
des membranes, accouchements prématurés, chorio-amniotites). Les doses
de prednisone dans cette étude étaient toutefois très élevées
(40 mg/j en moyenne pendant toute la grossesse) par rapport à celles habituellement
utilisées dans la prévention des fausses couches (10 à 20 mg/j au
premier trimestre uniquement).
Plus récemment, Laskin et al.
(1997) [8] ont évalué dans un large essai randomisé, l'intérêt
de l'association aspirine-prednisone par rapport à un placebo. Les récidives
de pertes fœtales étaient similaires dans les deux groupes malgré une
tendance non significative à l'amélioration sous traitement (35 % dans
le groupe aspirine-prednisone et 44 % dans le groupe placebo). D'autre part, l'utilisation
de prednisone à forte dose (0,8 mg/kg puis 0,5 mg/kg) pendant toute la grossesse
s'accompagnait d'une plus grande fréquence d'accouchements prématurés
(62 % contre 12 % pour le placebo). Les effets secondaires du traitement corticoïde
étaient fréquents hypertension artérielle et diabète gestationnel.
Cette étude présente cependant quelques lacunes dont les principales sont :
- la date de
début du traitement, pas toujours précoce ;
- les doses
très élevées et prolongées de corticoïdes qui grèvent
la tolérance du traitement ;
- surtout, l'inclusion
dans l'étude de patientes n'ayant que des anticorps antinucléaires ou
anti-DNA qui ne font pas partie du SAPL.
Si les corticoïdes sont de moins
en moins prescrits dans le SAPL primitif, faute de démonstration d'une réelle
efficacité, leur utilisation ne se discute pas dans le traitement des manifestations
maternelles d'un lupus érythémateux systémique.
Anticoagulants
Les études portant sur l'utilisation de l'héparine
seule dans le SAPL sont toutes non contrôlées. Dès 1990, Rosove et
al. [9] ont rapporté 14 naissances vivantes sur 15 grossesses sous traitement
par héparine non fractionnée sous cutanée chez des patientes ayant
des antécédents de fausses couches répétées.
L'efficacité des héparines
de bas poids moléculaire (HBPM) ainsi que leur tolérance, n'ont fait l'objet
que d'études pilotes (Riyazi et al. 1998) [10]. Chez des patientes ayant des
antécédents de prééclampsie ou de RCIU associés à
une thrombophilie familiale (déficit en protéine S, résistance à
la protéine C activée) ou acquise (aCL > 15 UGPL), le poids de naissance
des enfants de mères traitées par HBPM au cours de la grossesse suivante
était supérieur à celui de patientes sans thrombophilie ni antécédents
obstétricaux. Les bénéfices des HBPM restent encore à démontrer
par des essais randomisés.
Si l'innocuité fœtale d'un traitement
par HBPM semble acquise, l'éventuelle réduction de complications maternelles
liées à l'héparine non fractionnée (notamment thrombopénie
et déminéralisation osseuse) n'est pas clairement démontrée.
Association aspirine-héparine
L'utilisation de l'héparine en association
à de l'aspirine a fait l'objet de plusieurs essais randomisés, la comparant
à l'aspirine seule (Kutteh 1996 ; Kutteh et Hermel 1996 ; Rai et al. 1997)
[11-13] ou associé à la prednisone (Cowchock et al. 1992) [5] pour la
réduction du risque de récidive de perte fœtale [Tableau I]. L'association
aspirine-héparine, dont les essais randomisés ont montré la supériorité
par rapport à l'aspirine seule, est actuellement largement utilisée dans
la prévention des récidives des complications obstétricales du SAPL.
La relative simplicité de ce traitement risque même de favoriser l'élargissement
excessif de ses indications. Un décès maternel par hémorragie cérébrale
a été rapporté chez une femme enceinte à 9 SA traitée par
aspirine et héparine en 1996 au cours et au décours d'une fécondation
in vitro (anonyme 1998) [14]. Il a été depuis démontré d'une
part que le rôle du SAPL dans les échecs de FIV était très peu
probable et, d'autre part, que l'association aspirine-héparine n'améliorait
pas les chances de succès de la FIV. Bien que l'accident soit rarissime (un
seul cas rapporté pour plusieurs milliers de patientes traitées), il illustre
bien les risques de surmédicalisation dans des situations cliniques et biologiques
non univoques.
Tableau I : Essais randomisés comparant
les traitements utilisés dans la prévention des récidives de
pertes fœtales au cours du SAPL
Auteur Traitement Contrôle Naissances Naissances vivantes vivantes traitement
contrôle
Cowchock 1992 [5] Héparine 1200 U/j Prednisone
40 mg/j + aspirine 81 mg/j + aspirine 81
mg/j 80 % 75 % n = 12 n
= 8
Kutteh 1996 [11] héparine 13300 U/j Aspirine
81 mg/j + aspirine 81 mg/j 80
% 40 % n = 25 n = 25
Kutteh & Hermel Héparine 5000 U/j Aspirine
81 mg/j 1996 [12] + aspirine 81 mg/j 70
% 40 % n = 45 n = 45
Rai 1997 [13] Héparine 8100 U/j Héparine
13300 U/j + aspirine 81 mg/j + aspirine
81 mg/j 76 % 76 %
Immuno-globulines
Les immunoglobulines intraveineuses (IgIV) ont
été utilisées avec succès dans le traitement de nombreuses maladies
auto-immunes dont le Lupus et la maladie de Kawasaki. Les mécanismes d'action
possibles sont la solubilisation des complexes immuns et une down-regulation
de la production d'anticorps. Des études pilotes ont permis de montrer une
diminution des taux d'anticorps anticardiolipines chez des patientes recevant des
IgIV pendant la grossesse (Spinnato et al. 1995) [15]. De même, ces études
suggéraient une réduction des complications obstétricales du SAPL
(Scott et al. 1998, Spinnato et al. 1995) [16,15].
Une seule étude randomisée
a été publiée à ce jour par Branch et al. (2000) [17] pour évaluer
le bénéfice des IgIV par rapport à un placebo chez des patientes
traitées par aspirine et héparine pour SAPL au cours de la grossesse.
Cette étude ne montre aucun bénéfice des IgIV par rapport au placebo
concernant le taux d'enfants vivants, de prématurité ou d'admissions en
réanimation néo-natale. Malgré la puissance limitée de l'étude
(dont le but était d'évaluer la faisabilité d'un essai à plus
grande échelle), ces résultats, associés au coût très élevé
des IgIV rendent l'intérêt de ce traitement très improbable. Les
auteurs ont d'ailleurs renoncé à démarrer un essai de plus grande
envergure.
Autres traitements
• Les immunosuppresseurs
n'ont pas été évalués dans le SAPL au cours de la grossesse.
Les immunosuppresseurs ne se conçoivent pratiquement que dans le cadre du LES
et n'ont pas d'indications propres dans les manifestations obstétricales du
SAPL.
• Les plasmaphérèses
ont été utilisées de manière exceptionnelle dans le SAPL dit
« catastrophique » avec des résultats favorables (Neuwelt et al.
1997) [18]. Elles n'ont pas fait l'objet d'études au cours de la grossesse
dans cette indication.
Indications thérapeutiques
Les indications thérapeutiques sont loin
d'être totalement consensuelles à l'heure actuelle. Il existe notamment
une controverse à propos de la signification de taux faiblement positifs d'aCL,
certains auteurs considérant que des traitements potentiellement toxiques tels
que l'héparine devraient être réservés à des patientes
ayant des taux élevés (Kutteh 1996, Silver et al. 1996) [11,18]. D'autres
ont montré des bénéfices du traitement par héparine en cas de
taux faibles (Rai et al. 1997) [18].
Évolution spontanée au cours des grossesses
ultérieures
Malgré les multiples thérapeutiques
proposées, il doit être rappelé que l'évolution spontanée
peut parfois se faire vers une grossesse normale, même si les récidives
de pertes fœtales sont plus fréquentes que dans la population générale.
Cette notion est nécessaire pour pondérer l'efficacité apparente
de certains traitements dans des essais non contrôlés. Le SAPL étant
une pathologie encore assez méconnue et sa fréquence relativement rare,
très peu d'essais randomisés ont été réalisés à
ce jour. Un relatif consensus s'est pourtant dessiné sur la conduite à
tenir dans de nombreuses situations.
Outre les traitements, la prise en
charge repose pour une partie très importante sur la prise en charge reposant
sur l'accompagnement et la surveillance de la grossesse ultérieure.
Anticorps antiphospholipides isolés
Cette situation devrait rester exceptionnelle
puisqu'en l'absence de pathologie maternelle ou d'antécédent obstétrical,
il n'y a pas de raison logique à demander une recherche d'aPL. En effet, les
études épidémiologiques ont montré que la prévalence des
aPL au cours d'une grossesse normale était inférieure à 2 %. Dans
cette situation, seule une surveillance rapprochée de la croissance fœtale
devrait être recommandée sur la base des études publiées. Il
est cependant habituel de proposer à ces patientes un traitement par faibles
doses d'aspirine (100 mg/j) sans démonstration du bien-fondé de cette
attitude.
SAPL avec antécédents obstétricaux
Seuls quelques essais contrôlés ont
évalué les principaux traitements actuellement utilisés dans la prévention
des pertes fœtales du SAPL (Cowchock et al. 1992 ; Kutteh et al. 1996a ; Kutteh
et al. 1996b ; Rai et al. 1997) [5, 11-13]. Les recommandations actuelles concernant
l'utilisation de l'héparine sont essentiellement dérivées de ces
études. Bien qu'aucun essai contrôlé n'ait évalué l'utilisation
des héparines de bas poids moléculaire, celles-ci ont la préférence
des cliniciens en France. L'utilisation d'héparine non fractionnée représente
en effet un risque non négligeable de déminéralisation osseuse pouvant
atteindre 10 %. L'intérêt des HBPM pour réduire les complications
observées avec l'héparine non fractionnée est encore insuffisamment
évalué.
SAPL avec manifestations thrombo-emboliques maternelles
Lorsqu'il n'existe qu'un antécédent
thromboembolique, les patientes ne sont pas toujours traitées par anticoagulants
en dehors de la grossesse. Cependant, la grossesse et surtout le post-partum sont
des périodes à risque accru de thrombose. Dans ces conditions, le seul
antécédent de thrombose, que le taux d'aPL soit élevé ou non,
représente un risque de récidive important et justifie en règle la
prescription d'un traitement anticoagulant préventif par héparine tout
au long de la grossesse et du post-partum. Le traitement de référence
international reste l'héparine non fractionnée. L'expérience des
HBPM au cours de la grossesse est cependant de plus en plus importante (Riyazi et
al. 1998) [10] et leur utilisation tend à être préférée
en première intention en France. Les anti-vitamines K sont tératogènes
au premier trimestre et une anticoagulation efficace n'est généralement
pas toujours justifiée dans ce contexte de prévention. La fenêtre
thérapeutique nécessaire au moment de l'accouchement doit être suffisante
pour permettre la réalisation d'une analgésie péridurale. En l'absence
d'études ou même de consensus, la plupart des anesthésistes n'acceptent
de réaliser une analgésie péridurale qu'au moins 24 heures après
la dernière injection d'HBPM. Une politique de déclenchement systématique
du travail peut être rendue nécessaire dans cette situation. Dans le post-partum,
l'état d'hypercoagulabilité lié à la grossesse persiste au cours
des 6 semaines qui suivent l'accouchement et le traitement devra être poursuivi
pendant toute cette période.
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et Echecs de Grossesse) - Hôpital Saint- Antoine, Paris.
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