Chapitre 5
demande d'IAD et séropositivité ; expérience
du CECOS Paris Bicêtre
P. JOUANNET ET J.M. KUNSTMANN
Quels sont les risques de contamination de la femme
et de l'enfant en programmant les rapports sexuels au strict minimum
pour tenter de concevoir un enfant ? Est-il possible de traiter
le sperme pour supprimer ou diminuer tout risque de contamination ?
Une conception avec sperme de donneur est-elle envisageable? Telles
sont les questions souvent posées par les couples souhaitant
un enfant quand l'homme est séropositif et la femme séronégative.
Certain couples choisissent d'avoir des rapports
sexuels non protégés. Bien qu'il ne soit pas chiffré,
le risque de contamination de la femme et de l'enfant est certain.
Certains médecins recommandent de limiter strictement les
rapports sexuels non protégés à la période
d'ovulation. Dans ces conditions, d'après R. HENRION1,
le risque de contamination de la femme est inférieur à
5% quand le partenaire est asymptomatique.
Il a aussi été proposé de réaliser
des inséminations avec les spermatozoïdes de l'homme
séparés du plasma séminal et des autres cellules
du sperme. Une équipe italienne utilisant ce type de méthode
a publié des résultats qui ont connu un certain
retentissement2. Aucune
séroconversion n'aurait été observée
chez les femmes après les inséminations artificielles
qui par ailleurs ont conduit à un taux de grossesse très
élevé. Ces données doivent être interprétées
cependant avec beaucoup de prudence. Les résultats donnés
par cette équipe pour démontrer l'absence de virus
dans les préparations de sperme utilisées pour l'insémination
sont peu convaincants car la méthodologie de détection
du virus qui a été utilisée ne semble pas
la plus pertinente. Par ailleurs, d'autres observations indiquent
que tout risque de contamination n'est pas écarté par
insémination artificielle des spermatozoïdes sélectionnés3.
Enfin différents travaux expérimentaux ont démontré
que le virus pouvait se fixer sur les spermatozoïdes et même
pénétrer à l'intérieur4.
Il n'existe aucun argument solide actuellement pour penser que
l'insémination des spermatozoïdes sélectionnés
d'un homme séropositif entraînerait moins de risque
de contamination de sa femme ou de sa compagne qu'un rapport naturel.
Il n'y a donc pas de raison de recommander ce type d'assistance
médicale à la procréation.
Depuis 1986, des couples dont l'homme était
séropositif et la femme séronégative ont
sollicité l'aide des CECOS pour concevoir un enfant par
sperme de donneur. Ces demandes ont suscités de longs débats
au seins des CECOS par les questions médicales et éthiques
qu'elles soulevaient.
Peut-on, doit-on aider un homme à devenir
père avec l'aide d'un tiers donneur alors qu'il n'est pas
stérile, alors qu'il est porteur d'une affection virale
qui ne peut être traitée efficacement et dont le
pronostic est fatal dans bien des cas ? Quel est l'avenir
de l'enfant? Comme réagira-t-il face à la maladie
de son père?
Depuis 20 ans, les CECOS ont l'habitude d'être
confrontés à des questions difficiles touchant l'intimité
de chacun, interrogeant le médecin sur les limites de son
devoir et de sa responsabilité mais perturbant aussi quelquefois
les modes de pensée traditionnelle de la société.
Les CECOS sont aussi confrontés à des convictions,
à des émotions, à des prises de positions où
le passionnel l'emporte souvent sur le rationnel. En l'occurrence
de nombreuses réactions se sont exprimées allant
de la nécessité d'aider sans réserve les
couples concernés (les médecins n'ayant pas à
intervenir dans le choix personnel des couples) jusqu'à
l'obligation de refuser ce type de demande au nom de l'intérêt
de l'enfant (les CECOS ne devant pas aider à concevoir
de "futurs orphelins").
Reconnaissant la complexité du problème
et les difficultés à définir une attitude
consensuelle, la Fédération Française des
CECOS qui regroupe l'ensemble des centres a proposé un
"moratoire actif". Elle a accepté que quelques
centres volontaires considèrent la demande de ces couples
dans le cadre d'une étude cherchant à analyser tous
les aspects de la prise en charge pour en définir les modalités
spécifiques si nécessaire.
Au CECOS Paris-Bicêtre, un groupe multidisciplinaire
a été formé pour réaliser l'étude
qui a reçu par ailleurs le soutien de l'Agence Nationale
de Recherche sur le SIDA. Ce groupe réunit un interniste
spécialiste du SIDA, deux psychiatres et les médecins
du centre. Des critères minima ont été définis
pour considérer la demande des couples: outre le fait que
le couple doit accepter les exigences médicales et éthiques
habituelles en matière d'IAD, l'homme doit être asymptomatique
et suivi régulièrement pour son infection virale
et le couple doit respecter des conditions très strictes
de protection dans sa vie sexuelle.
Une procédure de prise de décision
a été mise en place. Le couple est reçu très
longuement par un médecin du CECOS qui peut répondre
à toutes les questions, envisager avec lui les différents
aspects et les différentes conséquences de sa démarche
et lui expliquer les modalités de la prise en charge. Comme
pour toute demande d'IAD quelqu'en soit le motif, le couple a
ensuite un entretien psychologique. Par ailleurs sont réunis
les avis du ou des médecins traitants de l'homme et du
gynécologue susceptible de réaliser les inséminations.
Les résultats des examens biocliniques faits pour l'homme
sont aussi pris en compte. Une première synthèse
est faite avec le couple en fonction de tous les éléments
ainsi réunis et la procédure n'est pas poursuivie
s'il y a des raisons de l'arrêter. Dans le cas contraire,
les différents avis médicaux et résultats
des bilans biocliniques faits entre temps sont à nouveau
réunis après 1 an, délai d'attente identique
à celui existant pour tous les couples demandeurs d'IAD.
La décision de débuter ou non les inséminations
est prise par le CECOS à ce moment en liaison avec le couple.
De 1986 au 1er janvier 1994, 128 couples se sont
adressé au CECOS Paris-Bicêtre (voir tableau). Au
début, les demandes étaient peu nombreuses. Depuis
le début des années 90, elles sont d'une trentaine
environ chaque année. Dans les 2/3 des cas, les couples
étaient mariés.
Plus de la moitié vivaient ensemble depuis
moins de 5 ans au moment de la demande, 75% des hommes et 82%
des femmes avaient moins de 35 ans. Le mode de contamination identifié
par l'homme était lié à une pratique toxicomane
dans 42% des cas, à les relations sexuelles avec un partenaire
de sexe diffèrent dans 32% des cas et avec un partenaire
de même sexe pour 14%. Enfin, la contamination était
due à une transfusion dans 9% des cas. Le mode de contamination
était inconnu ou non dit chez 20% des hommes. Le temps
écoulé depuis la date connue ou présumée
de la contamination était supérieur à 5 ans
pour 75% des hommes et même supérieur à 10
ans dans 20% des cas.
Certains couples n'ont pas maintenu leur demande.
Trois d'entre eux ont eu un enfant par conception naturelle, la
grossesse étant attribuée à un "incident
de préservatif" deux fois sur trois. Les autres ont
soit renoncé à leur projet d'enfant soit ont été
perdus de vue par le CECOS. Les médecins du CECOS ont été
amenés à refuser la demande 19 fois que ce soit d'emblée
ou après l'année d'attente. Le plus souvent ce sont
l'état de santé de l'homme et les résultats
des bilans biocliniques qui ont motivé ce refus. Une décision
de ce type est toujours très difficile à prendre
et est encore plus difficile à annoncer au couple. Non
seulement elle va contre le désir profond du couple, mais
elle peut être perçue comme un "arrêt de
mort" confirmant un pronostic évoqué d'habitude
de manière plus ou moins précise. Notre annonce
contribue à concrétiser une crainte toujours présente,
mais rarement formulée expressément par l'homme
ou dans le couple. La collaboration entre le médecin traitant
et le CECOS, la sensibilisation de l'entourage au projet du couple
peuvent jouer un rôle déterminant pour affronter
cette épreuve.
Une aide à la conception avec tiers donneur
a effectivement débuté pour 40 couples. Au 31 mai
1994, il y avait eu 311 cycles de traitement et 28 grossesses
pour 24 couples. Le taux moyen de grossesses par cycle était
de 9%, chiffre tout à fait comparable aux IAD faites dans
les indication habituelles. Il y a eu 5 fausses couches spontanées
précoces et 18 accouchements de 19 enfants. Le plus âgé
des enfants a 5 ans. A notre connaissance, tous les enfants sont
séronégatifs ainsi que leur mère, d'ailleurs
aucune séroconversion de femmes ne nous a été
rapportée pour l'ensemble des couples. Les inséminations
n'ont pas été toujours poursuivies. 3 couples ont
abandonné et pour 3 autres elles ont dû être
interrompues du fait de l'évolution de l'état de
santé de l'homme. A notre connaissance, tous les hommes
qui sont devenus pères avec l'aide du CECOS de Bicêtre
sont encore vivants aujourd'hui.
Qu'est-il possible de conclure après ces quelques
années de travail ? De nombreuses questions posées
au départ sont restées sans réponse. Il est
très probable qu'elles le resteront longtemps. Il est néanmoins
possible de retenir quelques observations et de formuler quelques
réflexions.
Désirer un enfant est une aspiration banale
mais aussi fondamentale de bien des êtres humains. Elle
peut s'exprimer consciemment ou non et sous des formes multiples,
qu'il n'est pas toujours aisé de transcrire en mots. Pourtant,
formaliser ce désir et l'organiser est une nécessité
pour tous ceux qui sont amenés à envisager une procréation
médicalement assistée.
Ce nouveau domaine de la médecine suscite
beaucoup de réactions passionnelles autant qu'irrationnelles.
Elles ne sont que le reflet des questions éthiques, philosophiques,
sociales et médicales que suscite ce nouveau pouvoir offert
à l'homme. Elles prennent peut-être un relief particulier
quand elles s'appliquent à un homme séropositif
souhaitant un enfant avec l'aide d'un donneur.
On pourrait dresser un portrait robot des couples
qui nous ont consulté. D'abord bien sûr, un désir
d'enfant très affirmé accompagnant un refus absolu
de l'homme de faire courir le moindre risque de contamination
à sa femme. Cette détermination conduit le couple
à renoncer à toute forme de procréation avec
le sperme de l'homme. Cette même détermination explique
les règles de protection très strictes que s'est
donné le couple pour ses relations sexuelles. C'est avec
la même volonté que l'homme accepte le suivi régulier
de sont état de santé dans un centre spécialisé
et il n'hésite pas à participer à un protocole
thérapeutique quand on lui propose. L'homme a généralement
rompu sans ambiguïté avec un passé qui a pu
être responsable de sa contamination. L'homme et la femme
sont bien insérés socialement, ils forment un couple
stable qui s'est affirmé au travers de l'épreuve
imposée par le virus. Dans ce contexte le projet d'enfant
ouvre une perspective de vie contrariant ou sublimant la perspective
de mort.
Si nous avons rencontré tous les traits décrits
ci-dessus chez les couples s'adressant au CECOS, aucun de ces
derniers cependant ne se reconnaîtrait dans cette description
trop caricaturale. Chez eux nous avons aussi rencontré
désarroi, émotion, douleur, révolte, pudeur.
Chaque couple a son histoire, ses angoisses, son entourage, ses
interrogations, ses limites et ses certitudes. Il ne peut donc
y avoir de réponse univoque à sa demande.
Chaque demande doit être considérée
attentivement pour conduire à la meilleure décision
possible avec une part de risque inévitable quand sa conséquence
est la naissance d'un enfant dont l'avenir et les intérêts
ne peuvent être ignorés. Ce processus doit être
guidé par des principes qui encadrent la démarche
et que notre expérience ne nous conduit pas à remettre
en cause: bonne compréhension par le couple des enjeux
et des conséquences d'une paternité par don de sperme,
absence de signes cliniques ou biologiques indiquant une évolution
rapide vers la maladie, acceptation de l'homme d'être suivi
régulièrement sur le plan médical, efficacité
des mesures prises par le couple pour prévenir une contamination
de la femme.
Pour le médecin, il ne s'agit ni de se substituer
au désir ou à la responsabilité du couple,
ni d'intervenir dans son intimité ou de se donner bonne
conscience. Sans chercher à imposer ses propres convictions
ou interrogations, il doit accepter ou refuser l'assistance médicale
qui lui est demandée sans ignorer les conséquences
pour l'enfant qui en sera peut être issu. L'éventualité
de la mort est bien entendu au centre de ses réflexions
et de sa décision. Si le médecin a pour objectif
en l'occurrence d'aider un homme séropositif à devenir
père, il peut aussi souhaiter que l'enfant ait un père
autant que possible. Il s'agit d'une responsabilité médicale
particulière et difficile à exercer dont bien des
aspects sont encore mal perçus.
La loi Bioéthique votée récemment
par le parlement français éclaircira-t-elle l'exercice
de cette responsabilité ? La loi prévoit que
l'assistance médicale à la procréation (AMP)
"peut avoir pour objet d'éviter la transmission à
l'enfant d'une maladie d'une particulière gravité".
Elle autorise donc l'AMP pour les couples dont l'homme est séropositif.
La loi sort cependant cet acte du colloque singulier entre le
médecin et son patient puisqu'elle exige que les couples
donnent leur consentement devant un juge ou un notaire. Cette
nouvelle situation va-t-elle déresponsabiliser le médecin,
va-t-elle gêner le processus d'élaboration d'une
décision dont les enjeux ne sont pas seulement juridiques
ou sociaux ? Voici de nouvelles questions qui nous incitent
à poursuivre notre étude et nos réflexion.
Demandes de conception par don de sperme
faites au CECOS Paris-Bicêtre par les couples
dont l'homme est séropositif et la femme séronégative
Nombre de couples reçus de 1986 au 1.1.94
| 128 |
- demandes abandonnées ou couples perdus de vue
| 36 |
- demandes refusées par le centre |
19 |
- demandes en attente | 25 |
- demandes acceptées | 42
|
Nombre de couples ayant débutés les IAD*
| 40 |
Nombre de cycles de traitements* | 311
|
Nombre de grossesses* | 28 |
Nombre de naissances* | 18 |
* Résultats au 31.05.94.
BIBLIOGRAPHIE
1. HENRION R. - Désir d'enfant quand
l'homme est séropositif, le rôle du médecin
-
Le Journal du SIDA, 1991, 29 : 27-28.
2. SEMPRINI A.E. et al. - Insemination of HIV
negative women with processed semen of HIV positive partners -
Lancet, 1992, 340 : 1317-19.
3. CDC - HIV1 infection and artificial insemination
with processed sperm - MMWR 1990, 39 : 249-56.
4. DUSSAIX E. et al. - Spermatozoa as potential
carriers of HIV - Res. Virol, 1993, 144 : 487-95.
P. JOUANNET et J.M. KUNSTMANN
CECOS Paris-Cochin Groupe Hospitalier Cochin Port-Royal, 123,
boulevard de Port-Royal 75014 Paris
: JOURNÉES
DE TECHNIQUES AVANCÉES EN GYNÉCOLOGIE OBSTÉTRIQUE
ET PÉRINATALOGIE PMA, Fort de France 12 - 19 Janvier 1995
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