Tabagisme féminin et reproduction
Joëlle BELAÏSCH-ALLART, Sihem EL AKOUM,
Jean-Marc MAYENGA, Albert CHOURAQUI, Laurent TESQUIER, Arry BOUJENAH,
Alain-Michel SERKINE, Fadi ABIRACHED et Michelle PLACHOT
De plus en plus de jeunes femmes fument
et le tabagisme commence de plus en plus tôt. L'idée communément
répandue parmi les jeunes femmes est « j'arrêterai de fumer lorsque
je serai enceinte ». Un travail de Roth et Taylor (1) a montré que si
99 % des employées d'un hôpital américain connaissent le risque de
cancer du poumon lié au tabac, seules 22 % connaissent l'effet sur la fertilité
et 18 % le risque de ménopause avancée. Seules 39 % des femmes interrogées
pensent qu'il y a une relation entre fausse couche spontanée (FCS) et tabagisme
(1). L'effet délétère du tabac sur la fertilité naturelle est
cependant désormais admis dans la littérature. De nombreuses études
ont conclu à une diminution de la fertilité chez les fumeurs. De Mouzon
et al. dans une étude de cohorte sur 1 187 couples volontaires ont mis
en évidence un pourcentage cumulatif de grossesses à 1 an de 15 % inférieur
chez les fumeuses par rapport aux non fumeuses mais non significatif (2). Une étude
européenne rétrospective portant sur des femmes ayant récemment accouché
a montré que 64 % des femmes non fumeuses avaient obtenu leur grossesse en
moins de 3 mois et demi, contre seulement 53 % chez les fumeuses fumant plus de
10 cigarettes par jour (3). Hull et al. (4) ont analysé, en Angleterre,
l'effet du tabac sur le délai nécessaire à concevoir dans 8 515 grossesses
planifiées. Le risque de concevoir en plus de 6 mois était augmenté
de 23 % chez les fumeuses par rapport aux non fumeuses (OR = 1,23 ; 0,98 -
1,49). Celui de concevoir en plus d'un an était augmenté de 54 % (OR =
1,54 ; 1,19 - 2,10). Parmi les hypothèses émises pour expliquer
cette baisse de la fertilité naturelle, une action locale de la nicotine sur
le mucus cervical et la motilité tubaire et la fonction ciliaire est souvent
évoquée. D'autres hypothèses font intervenir l'action de la nicotine
au niveau de l'axe hypothalamo-hypophysaire et une augmentation du pourcentage de
fumeuses en cas de ménopause précoce a été montrée de 22,6
% à 29,7 % (p < 0,001) (5).
L'effet du tabac sur la reproduction
médicalement assistée est plus discuté dans la littérature.
Afin d'étudier l'effet du tabac sur la fécondation in vitro (FIV)
nous avons entrepris une étude rétrospective dans le centre d'Assistance
Médicale à la Procréation du CHI Jean Rostand, en analysant les résultats
de la FIV selon que les patientes soient ou non fumeuses.
1. Matériel et méthodes
Un questionnaire a été remis à
1 186 femmes, bénéficiant d'un monitorage de l'ovulation en vue de FIV
ou d'ICSI (cf. figure 1). Le questionnaire était remis aux patientes par l'une
des infirmières qui réalisent la prise de sang pour le dosage d'stradiol
plasmatique. Le questionnaire était ensuite rapporté par la patiente au
dosage suivant aux mêmes infirmières.
2. Résultats
842 patientes (71 %) ont déclaré ne
pas fumer. 138 (11,6 %) ont déclaré fumer moins de 10 cigarettes et 206
(17,4 %) ont annoncé fumer plus de 10 cigarettes par jour. Les trois groupes
ont ensuite été comparés. L'âge des femmes, le rang de la tentative,
la proportion de FIV ou de fécondation assistée (ICSI), la durée
de stimulation de l'ovulation, le nombre d'unités de FSH recombinantes consommées
et les taux d'stradiol atteint le jour de l'hCG ne différent pas dans les
trois groupes. De même, le nombre total d'ovocytes recueillis, d'embryons obtenus
et bien entendu d'embryons transférés est le même dans les trois
groupes (tableau 1). Par contre, le taux de grossesse clinique par ponction et par
transfert est significativement abaissé chez les fumeuses de plus de 10 cigarettes
par jour, passant de 22,7 % chez les non fumeuses à 15,1 % chez les grandes
fumeuses (tableau 2). Il n'y a pas de différence significative dans les taux
de FCS.
3. Discussion
À nombre égal d'embryons transférés,
la chute du taux de grossesse chez les fumeuses de plus de 10 cigarettes par jour
suggère un effet délétère du tabac sur l'implantation.
L'effet du tabac sur les résultats
de l'AMP est diversement apprécié dans la littérature (tableau 3).
Pour certains auteurs (Hughes et al. [6], El Nemr [7]) le tabac intervient
dès la réponse à la stimulation de l'ovulation, comme l'atteste l'augmentation
de la quantité d'hMG ou de FSH nécessaire. De même Van Voorhis (8)
et Sterzik (9) rapportent que les taux d'stradiol atteints chez les fumeuses sont
inférieurs à ceux atteints chez les non fumeuses.
Le nombre d'ovocytes obtenus chez les
fumeuses est moindre chez El Nemr (7).
Les taux de grossesse sont le plus
souvent abaissés (Van Voorhis et al [8], Feichtinger [10], El Nemr [7], Hughes
et Brennan [11]) mais la différence n'atteint pas toujours la signification.
Pour quelques auteurs (Hughes [6], Sterzik [9]) il n'y aurait pas de différence
sur les taux de grossesses. Deux méta-analyses ont été publiées
sur les relations entre tabagisme et FIV, en 1996 et en 1998, incluant des données
en fertilité naturelle et en FIV. La première, publiée par Hugues
et Brennan (11) incluait 13 études sur la fertilité naturelle (n = 55
000 couples) et 7 études en FIV (n = 1 700). Dans tous les cas, les odds-ratios
ou risques relatifs étaient inférieurs à 1 sauf dans une étude
sur la fertilité naturelle. Ils variaient de 0,3 à 1 et leur estimation
moyenne était de 0,57 (0,42 - 0,78) en FIV. La deuxième méta-analyse,
de Augood et al (12) a analysé 12 études en reproduction naturelle et
9 sur la FIV. Dans les études en FIV, les chances de succès étaient
moindres chez les fumeuses (OR = 0,66 ; 0,49 - 0,88). Globalement la littérature
suggère donc un effet léger mais significatif du tabac sur les résultats
de la FIV.
Le mécanisme incriminé dans
l'effet délétère du tabac en FIV est également discuté.
Sharara et al. (13) en se basant sur le test au citrate de clomifène
ont démontré une réserve ovarienne diminuée chez les fumeuses.
Dans le même ordre d'idée, El Nemr (7) observent chez les fumeuses des
taux de FSH de base plus élevées, une quantité de gonadotrophines
nécessaire plus élevée, moins d'ovocytes recueillis et une diminution
non significative du taux de grossesse (16,9 % versus 21,9 %).
Zenzes et al. ont mis en évidence
une augmentation de la concentration en cadmium dans le liquide de follicule des
fumeuses (14). Ils ont également retrouvé dans les ovocytes issus des
patientes fumeuses un plus grand nombre d'ovocytes diploïdes résultant,
semble-t-il, de la non-expulsion du premier globule polaire (immaturité méiotique)
ainsi qu'un plus grand nombre de triploïdie (15). Il y a donc un effet direct
du tabac sur l'ovocyte.
Un effet sur l'endomètre et l'implantation
a été évoqué mais non démontré. Hughes et al (6) n'ont
pas mis en évidence de différence échographique entre l'endomètre
des fumeuses et celui des non fumeuses. Wheeler et al. (16) ont mis en évidence
des taux plasmatiques en PP 14 (placental protein 14) significativement plus
faibles chez les fumeuses au cours du premier trimestre de la grossesse. Ces données
suggèrent une action défavorable de l'environnement utérin consécutif
au tabagisme et pouvant influencer le déroulement de la grossesse. La PP 14
est une protéine sécrétée par les glandes endocervicales de
l'endomètre et appartenant à la famille des bêtalactoglobulines.
Un effet du tabac sur la vascularisation
de l'appareil génital féminin a été évoqué par analogie
avec l'appareil cardiovasculaire mais non démontré. L'hypothèse serait
d'une hypovascularisation et d'une hypoxie endométriale et ovarienne liées
à une altération de la paroi vasculaire.
Une étude basée sur les questionnaires
est contestable, la consommation tabagique étant volontiers sous estimée
par les patientes. Il est préférable (mais plus cher) de doser la nicotine
ou ses métabolites.
Une étude publiée en avril
1996 par Sterzik et al. (9) cherche à évaluer l'impact de la consommation
de tabac sur la FIV en prenant comme marqueur du tabagisme la quantité de dérivé
de nicotine présent au niveau du fluide folliculaire. Cette méthode permet
d'éviter les biais des études préalablement citées en mesurant
une donnée vérifiable. Sur 197 patientes analysées, 68 patientes
ont été classées en non fumeuses, 26 fumeuses passives et 103 fumeuses
actives. Les taux de fécondation par cycle et les taux de grossesses étaient
identiques dans les trois groupes. La seule différence statistiquement significative
retrouvée était des taux d'stradiol observés nettement plus faibles
dans le groupe des patientes fumeuses.
Parmi les questions incomplètement
résolues, deux seraient particulièrement importantes, l'effet-dose et
le retour à la normale de la fécondité après l'arrêt du
tabac. En fertilité naturelle, une étude (17) a montré que les ex-fumeuses
avaient une fécondabilité identique à celles qui n'avaient jamais
fumé. Van Voorhis et al. en 1996 avaient montré que les femmes
qui fument pendant leur cycle FIV ont une diminution des taux d'implantation et
de grossesse d'environ 50 % par rapport aux non fumeuses, mais celles qui arrêtent
de fumer avant le cycle FIV ont un taux de grossesse identique aux non fumeuses
(8). Ils concluent que les femmes doivent arrêter de fumer avant le cycle FIV.
L'effet des patchs antitabac n'a jamais été publié.
Chez l'homme, si en reproduction naturelle
il est fortement probable que la consommation du tabac ait une influence sur les
paramètres spermatiques, probable qu'elle ait une incidence sur la fertilité
des sujets, déjà hypofertiles, encore hypothétique qu'elle joue un
rôle chez les sujets normalement féconds. En FIV une seule étude,
celle de Joesbury et al. (18) montre une diminution du taux de grossesse
si l'homme fume, sans modification du taux
de fécondation.
Notre étude a pour la première
fois montré qu'à nombre égal d'embryons transférés le taux
de grossesse est abaissé chez les femmes fumant plus de 10 cigarettes par jour,
traduisant ainsi un effet du tabac sur l'implantation embryonnaire. Ces données
devraient être plus diffusées auprès des candidates à l'AMP.
Toute candidate à la FIV devrait être informée de l'effet délétère
du tabac et chaque fois que possible arrêter de fumer.
Bibliographie
[1] ROTH L, TAYLOR H, Risks of
smoking to reproductive health : assesment of women's knowledge. Am J Obstet
Gynecol, 2001, 184, 934-939.
[2] DE MOUZON J, SPIRA
A, SCHWARTZ D, A prospective study of the relation between smoking and fertility.
Int J Epidemiol, 1988, 17, 378-384.
[3] BOLUMAR F, OLSEN
J, BOLDSEN J, JUUL S, KARMAUS W, FLETCHER T, FIGA-TALAMACA I, THONNEAU P, PANTELAKIS
S, Smoking reduces fecundity, a European multicenter study on infertility and subfecundity.
Am J Epidemiol, 1996, 143, 578-587.
[4] HULL GR, NORTH
K, TAYLOR H, FARROW A, Ford WCL and the Avon Longitudinal study of pregnancy and
Childhood study team. Delayed conception and active and passive smoking. Fertil
Steril, 2000, 74, 725-733.
[5] VAN NOORD P, DUBAS
J, DORLAND M et al, Age et natural menopause in a population based screening cohort:
the role of menarche, fecundity, and lifestyle factors. Fertil Steril, 1997,
68, 95-102.
[6] HUGHES E, YEO
J, CLAMAN P, YOUNG L, SAGLE M, DAYA S, COLLINS J, Cigarette smoking and the outcomes
of in vitro fertilization: measurement of effect size and levels of action.
Fertil Steril, 1994, 62, 807-814.
[7] EL NEMR A, AL
SHAWAF T, SABATINI L, WILSON C, LOWER A, GRUDZINSKAS J, Effect of smoking on ovarian
reserve and ovarian stimulation in in-vitro fertilization and embryo transfer. Hum
Reprod, 1998, 13, 2192-2198.
[8] VAN VOORHIS B,
DAWSON J, STOVALL D et al, The effect of smoking on ovarian function and fertility
during assisted reproduction cycles. Obstet Gynecol, 1996, 88, 785-791.
[9] STERZIK K, STREHLER
E., DE SANTO M, TRUMPP N, ABT N, ROSENBUSCH B, SCHNEIDER A, Influence of smoking
on fertility in women attending an in vitro fertilization program. Fertil
Steril, 1996, 65, 810-814.
[10] FEICHTINGER W,
PAPALAMBROU K, POEHL M, KRISCHKER U, NEUMANN K, Smoking and in vitro fertilization:
a meta analysis. Assist Reprod Genet, 1997, 14, 596-599.
[11] HUGHES E, BRENNAN
B, Does cigarette smoking impair natural of assisted fecundity? Fertil Steril,
1996, 66, 679-689.
[12] AUGOOD C, DUCKITT
K, TEMPLETON A, Smoking and female infertility: a systematic review and meta-analysis.
Hum Reprod 1998, 13, 1532-1539.
[13] SHARARA F, BEATSE
S, LEONARDI M, NAVOT D, SCOTT R, Cigarette smoking accelerates the development of
diminished ovarian reserve as evidenced by the clomiphene citrate challenge test.
Fertil Steril, 1994, 62, 257-262.
[14] ZENZES MT, ZHANG
H, KRISHNAN S, CASPER R, KRISHNAN B, Cadmium accumulation in follicular fluid of
women in in vitro fertilization-embryo transfer is higher in smokers. Fertil
Steril, 1995, 64, 599-603.
[15] ZENZES MT, REED
T, CASPER R, Effects of cigarette smoking and age on the maturation of human oocyte.
Hum Reprod, 1997, 12, 1736-1741.
[16] WHEELER T, CHARD
T, ANTHONY F, OSMOND C, Relationship between the uterine environment and maternal
plasma concentrations of insulin-like growth factor binding protein-1 and placental
protein 14 in early pregnancy. Hum Reprod, 1995, 10, 2700.2704.
[17] CURTIS KM, SAVITZ
DA, ARBUCKLE TE, Effects of cigarette smoking, caffeine consumption and alcohol
intake on fecundability. Am J Epidemiol, 1997, 146, 32-41.
[18] JOESBURY K, EDIRISINGHE
W, PHILIPS M, YOVICH J, Evidence that male smoking affects the likelihood of pregnancy
following IVF treatment: application of the modified cumulative embryo score. Hum
Reprod, 1998, 13, 1506-1513. 382 J.
BELAISCH-ALLART, S. EL AKOUM, J.-M. MAYENGA, A. CHOURAQUI, ...
Tableau 1 : Analyse des ponctions selon le
tabagisme.
|
˙Non
fumeuses |
˙< 10 cigarettes/jour |
˙> 10 cigarettes/jour |
|
˙Ovocytes totaux
(N) |
˙9,9 + 4,9 |
˙9,9 + 4,7 |
˙9,9 + 4,8 |
˙Embryons normaux |
˙4,1 + 2,9 |
˙3,9 + 2,6 |
˙4,1 + 2,7 |
˙Embryons transférés |
˙2,5 + 1,1 |
˙2,5 + 1,1 |
˙2,5 + 1,0 |
˙Embryons congelés |
˙1,3 + 2,3 |
˙1,3 + 2,1 |
˙1,4 + 2,2 |
TABAGISME
FéMININ ET REPRODUCTION 383
Figure 1 Tableau
2 : Résultat de la FIV selon le tabagisme.
|
˙Non
fumeuses |
˙< 10 cigarettes/jour |
˙> 10 cigarettes/jour |
| |
˙Ponctions
(N) |
˙842 |
˙138 |
˙206 |
˙ |
˙Grossesses cliniques |
˙178 |
˙26 |
˙29 |
˙ |
˙% / ponction |
˙21,1a |
˙18,8 |
˙14,1a |
|
˙% / transfert |
˙22,7a |
˙20,3 |
˙15,1a |
a : p < 0,05
384 J.
BELAISCH-ALLART, S. EL AKOUM, J.-M. MAYENGA, A. CHOURAQUI, ...
Tableau 3 : Effets du tabac sur l'AMP.
|
˙Cycles
|
˙Taux |
˙hMG/FSH |
˙Ovocytes |
˙Taux |
˙ |
|
˙ |
˙ |
˙d'E2 |
˙ |
˙/embryons |
˙de grossesse |
|
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙- 50% |
|
˙Van Voorhis (1996) |
˙499 |
˙m |
˙m |
˙mm |
˙ |
˙(pendant FIV) |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙- |
˙pas de différence |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙(si arrêt du tabac) |
˙Hughes (1994) |
˙462 |
˙ |
˙k |
˙ |
˙NS |
|
˙Maximovich (1995) |
˙253 |
˙ |
˙ |
˙k |
˙35 vs 31 % NS |
|
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙ |
˙FCS |
|
˙Sterzik (1996) |
˙197 |
˙m |
˙ |
˙ |
˙pas de différence |
|
˙Hughes (1996) |
˙méta-analyse |
˙ |
˙ |
˙ |
˙OR : 0,57 (0,2-0,78) |
Feichtinger (1997) (meta analysis) 2314 14
vs 21 % (S)
El-Nemr (1998) 173 k m 16,9
vs 21,3 % (NS) TABAGISME
FéMININ ET REPRODUCTION 385
386 J.
BELAISCH-ALLART, S. EL AKOUM, J.-M. MAYENGA, A. CHOURAQUI, ...
TABAGISME
FéMININ ET REPRODUCTION 387 |