le développement de l'embryon congelé
M. AUROUX et E. DULIOUST
INTRODUCTION
Les embryons viables résultant d'une Fécondation
in vitro (FIV) et non implantés peuvent aujourd'hui être
congelés. Il est inutile de rappeler ici les avantages
immédiats de ce procédé.
On admet généralement que si la cryoconservation
des embryons provoque la mort de certains d'entre eux, elle reste
sans la moindre conséquence sur les survivants. Plusieurs
études ont d'ailleurs conclu à l'absence d'effet
mutagène ou tératogène de la congélation.
Mais d'assez nombreux arguments conduisent à remettre en
cause l'innocuité de cette technique (Revue générale
de la littérature :
1).On sait que plusieurs cibles d'importance majeure pour le développement
de l'individu sont présentes chez le jeune embryon : l'ADN
nucléaire, dont la sensibilité à la congélation
a été suggérée par Royere et al. dès
1987 pour le spermatozoïde [2], l'ADN mitochondrial, beaucoup
plus sujet aux mutations que son voisin, les phénomènes
de méthylation de l'ADN qui, démarrant au cours
de la gamétogenèse, se poursuivent après
la fécondation, et aussi les systèmes enzymatiques,
le cytosquelette etc. Or, la congélation-décongélation,
qu'il s'agisse du procédé pris en bloc ou de ses
composantes (culture in vitro, refroidissement, réchauffement
et cryoprotecteurs) entraîne de sérieuses altérations
cellulaires telles que des altérations de la chromatine,
des inactivations enzymatiques, des lésions du cytosquelette
et des structures lipidiques membranaires, des perturbations de
type ionique et divers dommages de type oxydatif qui pourraient,
directement ou indirectement, altérer les processus du
développement.Certes les systèmes réparateurs
de la cellule sont puissants et l'usure naturelle, par exemple,
est réparée quotidiennement. On estime ainsi que
2 000 à 10 000 purines sont perdues et renouvelées
en 24 heures dans l'ADN d'une cellule. On peut donc penser que,
particulièrement dans un organisme jeune, les troubles
dus à des facteurs extérieurs sont réversibles.
Mais le sont-ils complètement ?Certains résultats
permettent d'en douter. Ainsi Bailey et Burth (1993) viennent
de montrer que si les remaniements ultrastructuraux entraînés
par la congélation des spermatozoïdes peuvent disparaître
après décongélation, des altérations
fonctionnelles, comme celles qui correspondent au transport du
calcium, semblent pouvoir persister ou s'aggraver lors du réchauffement.
Or on sait qu'une augmentation de calcium intracellulaire peut
accroître la fréquence des cassures de l'ADN nucléaire
par activation des endonucléases (Epe, 1993) et la production
de radicaux libres par peroxydation lipidique (Bast 1993). Ces
modifications du métabolisme calcique expliqueraient peut-être
le rôle de la congélation dans la chute de mobilité
de certains spermatozoïdes conservés et apparemment
normaux. Onohara et al (1994), Rieger et al (1994) constatent
par ailleurs que des perturbations métaboliques observées
lors de la cryoconservation (diminution d'activité enzymatique,
découplage des activités mitochondriales, réduction
des synthèses protéiques, etc.) peuvent persister
plusieurs cycles cellulaires après décongélation.
Une augmentation de la quantité de radicaux libres, déjà
envisagée au cours de la cryoconservation des spermatozoïdes
(Rao et David 1984, Alvarez et Stoley 1992, Bell et al 1993),
pourrait aussi se produire au cours de la cryoconservation de
l'embryon. En effet, d'après certains auteurs, leur présence
en excès, peut être liée aux chocs thermiques,
serait responsable des arrêts de développement observés
lors d'une simple culture in vitro (Tarin et Trounson 1993, Goto
et al 1994, Arechiga et al 1995).
En ce qui concerne les altérations observables du matériel
génétique, une incidence élevée de
crossing-over (Bongso et al 1988) et des anomalies chromosomiques
structurales (Shaw et al 1991) ont été observées
chez des embryons congelés à 2 cellules. Les travaux
de Glenister (1987), ceux de Caroll (1989) et les nôtres
(Bouquet et al 1992, 1993) montrent un risque accru de polyploïdies
chez l'embryon, dues à une désorganisation des microtubules
après congélation. Pour ce qui est de la persistance
des altérations, l'étude que nous avons faite sur
les ovocytes congelés montre une augmentation du taux d'échange
des chromatides surs chez les embryons qui en dérivent,
(Bouquet et al. 1993), ce qui traduirait une augmentation du taux
des mutations (Carrano et al 1978).
Chez la souris une diminution des taux d'implantation a été
signalée en fonction des procédures de cryoconservation
et des stades embryonnaires concernés (Maurer et al. 1977,
Wilson et Quinn 1989, Liu et al. 1993). Mais ces anomalies ne
renseignent évidemment pas sur l'éventualité
de séquelles post-implantatoires. Or on sait, expérimentalement,
que de telles séquelles peuvent succéder soit à
l'exposition de l'embryon préimplantatoire à des
agents toxiques connus (Spielman 1987), soit à certaines
conditions de culture (Lane et Gardner 1994) ou même à
des conditions de culture classiques comme l'ont montré
Reik et al. (1993) en décelant, chez les souriceaux dérivant
d'embryons cultivés, des modifications du phénotype
biochimique hépatique. Pourtant dans le domaine vétérinaire,
où l'on utilise la cryoconservation des embryons depuis
longtemps, ou n'a pas constaté d'anomalies particulières.
Mais les observations n'ont concerné que la morphologie
apparente et les capacités de reproduction. Chez l'homme,
les travaux de Mandelbaum (1987, 1992), Frydman et al (1989),
Fugger et al (1991) ne font état d'aucune anomalie spéciale
de la grossesse. Toutefois le rapport FIVNAT 89-93 signale davantage
de fausses-couches précoces et Salat-Baroux et al (1992)
notent que les taux de hCG et d'stradiol varient selon que
les embryons implantés sont frais ou cryoconservés.Enfin
Van der Elst et al (1993), George et al (1994) constatent que
le taux de résorption des ftus obtenus à partir
d'ovocytes congelés est anormalement élevé,
ce qui pourrait faire suite aux anomalies que nous avons nous-mêmes
constatées (Bouquet et al. 1993).En ce qui concerne les
phases péri et post-natales, les explorations faites dans
l'espèce humaine ne signalent aucune pathologie particulière
(Frydman et al. 1989, Wada et al. 1994) et l'enquête FIVNAT
mentionne même que les taux de prématurité
et d'hypotrophie, à nombre égal d'enfants, sont
inférieurs en cas de transfert d'embryons congelés.
Chez la souris, après que de nombreux auteurs comme Lyon
(1977), Whittingham (1984) et Glenister (1986) n'aient rien remarqué
selon les critères classiques correspondant au taux de
malformations et à l'aptitude à la reproduction,
Maurer et al (1977) notent un fait curieux : la mortalité
post-natale est plus élevée après croisement
entre " sujets congelés " et témoins qu'entre
témoins d'un côté et congelés de l'autre.
Tous ces travaux aboutissent donc à des résultats
qui peuvent être contradictoires. Mais il faut ici souligner
deux points importants. D'une part la congélation ne se
révèle pas être, pour l'embryon, un mutagène
ou un tératogène majeur. D'autre part on n'a pas
exploré, jusqu'à présent, les effets à
long terme de type fonctionnel dont on sait que, provoqués
par certains agents mutagènes ou tératogènes,
ils existent [3]. Autrement dit l'exploration des retentissements
possibles de la congélation embryonnaire n'a été
que partielle.
C'est donc une exploration plus large, de la naissance à
la sénescence, que nous avons réalisée chez
la souris [4].
RECHERCHE EXPERIMENTALE
Méthode
Nous avons utilisé deux hybrides différents de souris
consanguines, que nous appellerons A et B, afin de faire la part
de l'influence du génome dans les éventuelles réponses
à la congélation. Les embryons congelés et
non congelés ont été implantés chez
des femelles d'une troisième souche, connue pour sa bonne
réceptivité. Les paramètres suivants ont
été évalués : Caractères généraux
Evaluation du taux et de la durée des gestations, de la
taille des portées, du sex-ratio, de l'incidence des malformations
externes, de la croissance, de la mortalité et de la morbidité.
Développement pré-sevrage
Au cours des deux semaines suivant la naissance, l'âge d'apparition
de 9 critères morphologiques et sensori-moteurs a été
examiné : la capacité de redressement (R) ; le positionnement
des membres postérieurs (PMP) ; la disparition du réflexe
d'extension croisé (REC) ; celle du réflexe de fouissement
(RF) ; la préhension (P); le positionnement des vibrisses
(PV) ; le gonflement des gencives (GG) ; l'apparition des deux
incisives de la mandibule (I) ; l'ouverture des yeux (OY).
Comportement
Deux tests ont exploré l'activité spontanée
(test de la roue ; open-fied), et un le comportement exploratoire
(planche à trous).Deux tests ont exploré les capacités
d'apprentissage. Le premier (test de Krushinsky) a été
effectué sur des souris âgées de 3 à
6 mois. Chaque animal, à jeun, est placé dans une
cage comportant trois ouvertures sur une de ses faces, par où
il lui est présenté de la nourriture. Celle-ci est
déplacée au hasard d'une ouverture à l'autre.
L'animal doit apprendre à la retrouver en une minute maximum.
Six sessions de 10 essais sont réparties sur 3 jours consécutifs.
On note, pour chacune, le nombre de réponses correctes
et la durée de la session.
Le deuxième test est une réaction conditonnée
d'évitement, au cours de laquelle l'animal apprend à
éviter un choc électrique précédé
par un signal visuel et acoustique. Quatre tests ont été
effectués sur les mêmes animaux : le 1er lorsqu'ils
avaient entre 7 et 8 mois, et les 3 autres respectivement 7 jours,
35 jours et 10 à 12 mois plus tard.
Morphométrie de la mandibule
La forme de la mandibule est caractéristique de la souche
considérée. Elle est déterminée par
plus de 100 gènes, ce qui a motivé l'étude
de ce paramètre. Un échantillon de 150 des sujets
de notre population, âgés de 10 à 20 mois,
a été exploré. Onze mesures ont été
faites sur chaque mandibule.
Résultats
Caractères généraux
La cryopréservation n'a eu d'effet sur aucun des paramètres
considérés, sauf sur la croissance pondérale
des mâles, qui augmente de manière significative
(p < 0.05). Cette augmentation est particulièrement
nette chez les mâles sénescents de la souche A qui,
entre 39 et 67 semaines, présentent un accroissement pondéral
de 11,1 % alors que la variation chez les témoins n'est
que de 2,4 % (p < 0,01).
Développement pré-sevrage
L'effet de la congélation dépend du génotype
considéré. Sept sur neuf des critères étudiés
présentent un retard d'apparition chez la souche congelée
B (R, REC, P, PV, GG, I, OY). Une seule différence est
trouvée entre les témoins et la souche A (REC).
Comportement
L'activité spontanée et le comportement exploratoire
montrent des différences génotypiques et sexuelles,
mais la congélation n'a pas d'effet net. En ce qui concerne
le test de recherche de la nourriture, l'effet de la congélation
dépend du génotype et du sexe. En effet, seules
les femelles A congelées présentent une chute significative
de leurs performances(P < 0.001) par rapport aux femelles A
témoins. En ce qui concerne la réponse conditionnée
d'évitement les différences significatives, également
liées au génome et au sexe, apparaissent entre 17
et 20 mois, c'est-à-dire pendant la sénescence :
les femelles congelées A présentent de moins bonnes
performances que les témoins (p < 0.05) tandis que,
dans la souche B, les mâles " congelés "
sont meilleurs que les leurs (p < 0.05).
Morphométrie de la mandibule
Parmi les onze paramètres mesurés, les plus grandes
différences concernent le génotype et le sexe. Toutefois,
l'analyse de chacun de ces 11 paramètres montre que 3 d'entre
eux sont significativement modifiés par la congélation
(p < 0.05) et une analyse multivariée met en évidence
un effet significatif général de ce procédé
(p < 0.01).
DISCUSSION
Nos résultats confirment ceux déjà obtenus
: la congélation n'entraîne pas de dégâts
majeurs chez l'embryon. Cependant, si les génotypes A et
B y répondent de manière discrète, et différente,
ils y répondent. Il ne semble donc pas que la congélation
soit neutre et cela est d'autant plus remarquable qu'elle a eu
lieu au stade 2 cellules, étape au cours de laquelle le
pouvoir régulateur de l'embryon est considéré
comme total. Or la discrétion et la nature des effets observés
s'inscrivent dans un cadre bien connu, à la fois chez l'homme
et chez l'animal : celui des effets mineurs compatibles avec la
vie.
Par effets tératogènes, on fait habituellement allusion
à la survenue de malformations évidentes. Or on
sait qu'au-delà de ces malformations, léthales ou
non, il existe des anomalies plus fréquentes et subtiles,
reposant sur des altérations microstructurales ou biochimiques
et qui, respectant les formes apparentes, ne s'expriment que par
des modifications fonctionnelles toujours compatibles avec la
vie (Rev. Gen. : 3, 5). Tels sont, chez l'homme, les retards mentaux
dont, en dehors de toute augmentation significative des malformations,
la fréquence a doublé chez les jeunes ayant subi
à l'état d'embryon ou de ftus les bombardements
atomiques de 1945 ; ou ceux qui survinrent, isolés, après
ingestion accidentelle de méthylmercure par des femmes
enceintes ; ou encore ceux qui succèdent à une exposition
à l'alcool, au tabac ou au plomb, in utero ou dans les
phases post-natales. Telles sont aussi les altérations
de la spermatogenèse et les troubles psychiatriques, observés
dans les deux sexes, à la suite de l'administration de
diéthylsilbstrol aux femmes enceintes (Rev. Gen.
: 6).
Expérimentalement, nos propres travaux et d'autres ont
montré que des facteurs aussi divers que le phénobarbital,
l'alcool, la vitamine A, le méthyl mercure, les rayons
X, l'halotane, les anticorps anti-tissu nerveux, etc. pouvaient,
administrés à la femelle gestante, n'entraîner
que des troubles comportementaux ou des retards de croissance
chez la progéniture [3, 5]. Ces recherches ont en outre
permis de mettre en évidence, dans quelques cas, des micromalformations
synaptiques ou des perturbations de la biochimie cérébrale.
L'exposition du père à certains agents avant la
conception peut aussi être responsable de ce genre de troubles.
C'est ainsi que nous avons observé que l'administration
au rat mâle d'un antimitotique mutagène, le cyclophosphamide,
pouvait entraîner chez sa progéniture, devenue adulte
et apparemment normale, des altérations de la capacité
d'apprendre, transmissibles d'une génération à
l'autre, une chute de certains des supports biochimiques de la
mémoire ainsi que des troubles de la croissance survenant
à l'âge adulte et à la sénescence [7].Nous
avons donc les preuves, cliniques et expérimentales, que
la tératogenèse ne s'arrête pas aux malformations
classiques mais peut aussi concerner les fonctions. C'est ce que
nous avons constaté en congelant l'embryon, et que d'autres
ont également observé, comme nous l'avons dit, en
le cultivant (Reik et al. 1993).
CONCLUSION
On peut maintenant se poser plusieurs questions. Nous pouvons
tout d'abord nous demander si la discrétion des troubles
observés ne confine pas à la bénignité.
Cela dépend sans doute de l'importance des fonctions touchées
car un déficit de la capacité d'apprendre, par exemple,
n'aura peut-être pas la même gravité chez nous
que chez la souris de laboratoire.
Ensuite, puisque des anomalies similaires ont été
observées dans des situations à risque mutagène
ou tératogène connus, on peut s'interroger sur l'induction
d'autres pathologies, également subtiles et tardives, dues
aux modifications de l'environnement des gamètes et du
conceptus [3]. Qu'en est-il par exemple des perturbations de l'empreinte
parentale dont on sait qu'elles peuvent être impliquées
dans la survenue de tumeurs héréditaires et de la
leucémies myéloïde chronique [8, 9] ? Qu'en
est-il du système immunitaire et de la susceptibilité
aux infections, aux cancers ? de l'ADN des mitochondries, plus
sensible aux agents mutagènes que l'ADN nucléaire,
et des maladies mitochondriales ? De ces zones du génome
qu'on disait " non-sens " et qui semblent maintenant
en avoir un puisqu'elles joueraient un rôle dans l'apparition
de certaines maladies comme la chorée du Huntington, qui
ne se manifeste qu'après la trentaine [10] ? Des modalités
du vieillissement ? De l'héritabilité des anomalies
?
Certes les systèmes réparateurs cellulaires sont
puissants. Rappelons toutefois que leur efficacité n'est
pas équivalente d'un individu à l'autre et que l'ADN
mitochondrial en est moins bien pourvu que l'ADN nucléaire.
Enfin, comme on le sait depuis longtemps, l'impact des facteurs
de l'environnement dépend beaucoup du génome c'est-à-dire
que, vis-à-vis d'un même agent, telle souche sera
touchée et l'autre non. Ainsi, ce que nous avons constaté
chez la souris ne concernera peut- être pas une autre espèce,
et l'homme en particulier, ou la concernera de manière
différente, ou plus intense. Il paraît donc indispensable,
à côté de l'expérimentation animale,
d'organiser une surveillance à très long terme des
enfants concernés et de réfléchir, par ailleurs,
à la possibilité et à l'utilité d'expérimenter
sur les embryons non implantables ou voués à la
destruction. Puisque l'expérimentation humaine est nécessaire
et qu'elle est en marche, c'est une question de méthode,
et l'amélioration des procédés médicaux
ne pourra que bénéficier des informations recueillies.
D'ailleurs, dans ce domaine encore plus que dans d'autres, où
serait l'intérêt d'une marche à l'aveugle?
BIBLIOGRAPHIE
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M. AUROUX et E. DULIOUST Biologie de la Reproduction et du Développement,
CHU BICETRE - (Université Paris-Sud), 94275 Kremlin Bicêtre.
: JOURNÉES
DE TECHNIQUES AVANCÉES EN GYNÉCOLOGIE OBSTÉTRIQUE
ET PÉRINATALOGIE PMA, Fort de France 11 - 18 janvier 1996
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