Le
champ obligé de la Pédiatrie : de la médecine prénatale à la médecine d’adulte.
Vers une pratique nouvelle et nécessaire
Raphael Rappaport
Professeur
de Pédiatrie et de Biologie du Développement
Hopital des Enfants Malades, Paris
Le champ
de la pédiatrie est en profonde mutation. Ce débat a été ouvert aux JTA de l'année
dernière. Je voudrais y revenir sous un éclairage différent. Une autre évidence
s'impose en Pédiatrie: elle renvoie sans cesse à la notion de Développement.
Ainsi bien souvent la naissance de l’enfant n'est plus le seul point de départ
d’une histoire clinique car la période ftale ne doit plus etre exclue de la
préoccupation pédiatrique. D’ailleurs les institutions dites de la Mère et de
l'Enfant qui lient fortement trois disciplines: l'obstétrique, la néonatologie
et la pédiatrie, devraient bien répondre à cette évolution. A ce niveau la génétique
prend aussi une place grandissante et nécessaire car elle n'est plus seulement
l'outil d'explication de nombreuses pathologies. Elle devient déjà l'outil de
prédictibilité des risques et celui d'une nouvelle approche thérapeutique basée
sur le concept de "susceptibilité". A l'opposé, si l'on se projette
vers l'adolescence et l'âge adulte, un autre lien dont les contours sont mal
définis apparaît aujourd’hui nécessaire. Il correspond aux profonds changements
dus à la puberté et à l'entrée dans la vie d'adulte. Ceux-ci ne portent pas
sur la seule physiologie hormonale, mais aussi sur la relation avec l'environnement
familial et social. On voit alors évoluer non seulement les attitudes face à
la maladie (et la santé) et en particulier la quete personnelle d'information
médicale. Bref, autant de facteurs qui doivent etre pris en compte dans notre
pratique professionnelle et dont a fortiori on ne peut faire l’économie en recherche
clinique. Ceci sera particulièrement vrai face aux maladies chroniques alors
que les traitements s'étendent sur une fraction importante de l'enfance. Dans
cette optique on a aussi vu évoluer notre manière d’appréhender la maladie:
à la vision immédiate comprenant le temps d'un diagnostic et d'une décision
thérapeutique, nous préférons aujourd’hui de plus larges perspectives ouvrant
à la possibilité d'une cause génétique ou foetale donc antérieure à la naissance
en amont, et se projetant vers des évênements attendus à l’age adulte. Appréhender
une aussi longue trajectoire devrait profondément influencer nos comportements
qu'il s'agisse de notre relation avec l'enfant malade et son entourage ou de
notre attitude face à l'adolescent devenant adulte. Il est pour cela intéressant
de choisir quelques situations pathologiques qui peuvent apparaître comme des
modèles dans ce contexte. Nous n'avons aucun mal à les envisager dans le cadre
de l'endocrinologie pédiatrique et de la gynécologie que nous appellerons "de
l'enfant, de l'adolescente et de l'adulte". Que l'on ne nous objecte pas
qu'il s'agit de maladies rares voire ésotériques, alors que nous touchons à
des problématiques fondamentales : la maladie génétique, la prévention d'un
handicap sévère, l'immense difficulté des traitements prolongés dits de remplacement,
la préparation à une vie de reproduction acceptable sinon normale.
1. De nombreuses pathologies
trouvent leur origine au cours de la vie foetale.
Depuis
plusieurs décennies la connaissance de la physiologie ftale et des mécanismes
du développement initial ont considérablement progressé. Ainsi notre regard
sur les malformations a changé, passant d'une approche simplement descriptive
(mais combien précieuse) à une reconstruction inouie des connaissances grace
à la génétique moléculaire. Une fraction croissante de la pathologie hypophysaire
autrefois attribuée à une anoxie néonatale, est en réalité due à des mutations
de gènes du développement embryonaire. Curieusement ceux-ci contrôlent aussi
très souvent la formation du cerveau, du squelette ou d'autres organes. Identifier
ces mécanismes revient à réduire le champ de la pathologie dite idiopathique….
Dénomination dont personne ne devrait se satisfaire.
Relier une pathologie post natale à des conditions intra-utérines est aujourd'hui
une voie de recherche très explorée. Cette approche qui est encore largement
analytique ( « expérience based-medecine « , pour les anglo-saxons)
résulte de la mise en uvre de moyens épidémiologiques rendus possibles grâce
à l'amélioration considérable des recueils de données médicale. Elle nourrit
notre réflexion et oriente vers d'autres recherches. Elle constitue déjà un
point de départ à l'élaboration de politiques préventives. Cette nouvelle voie
d'action médicale est directement confrontée avec la notion de risque individuel
et de choix stratégiques en santé publique. En pédiatrie, le dépistage néonatal
de l'hypothyroïdie, par son efficacité absolue, a profondément modifié le devenir
de ces enfants. Il en constitue un splendide exemple. Le retard de croissance
intra-utérin, dont la fréquence est loin de diminuer, est depuis peu revenu
au devant de la scène. Il semble aujourd'hui fortement associé à des événements
pathologiques post-nataux tels le développement précoce et isolé de la pilosité
sexuelle, des dysfonctionnements ovariens avec une évolution possible vers la
maladie scléro-kystique chez la fille, ou un déficit de spermatogénèse chez
le garçon. Après un retard de croissance intra-utérin, des risques métaboliques
et cardiovasculaires accrus s'exprimant à l'âge adulte ont été regroupés par
Barker sous le terme de syndrome X : dyslipidémie, diabète, hypertension artérielle
et coronarite . Certes le débat est encore largement ouvert sur la nature des
mécanismes en jeu : susceptibilité génétique, adaptation à une nutrition foetale
déficiente, pathologie induite au cours de la période néonatale, autant d'hypothèses
à explorer. Ainsi notre regard sur le RCIU change au fil des ans, sa prévention
et son traitement ne peuvent qu'évoluer. On ne peut en tout cas ignorer que
ces enfants sont possiblement exposés à diverses complications lointaines que
l’on ne sait aujourd’hui prévoir à l’échellon individuel . Le médecin commence
seulement à entrevoir ces liens possibles. Quelle doit être son attitude face
au patient ? Comment prendre en compte dans sa pratique ces évolutions
probables mais encore incertaines ?
2. Des frontières paraissent
injustifiées entre pathologies d'enfant et pathologies d'adulte.
Un exemple
illustre bien combien une barrière entre médecine d'enfant et médecine d'adulte
en endocrinologie pourrait nous priver de connaissances et de moyens d’action
essentiels . Ainsi la fréquence des fractures osseuses chez le sujet âgé est
devenue un problème de santé publique et d'économie de santé. Mais d’autre part
les études sur la formation du squelette au cours de la croissance puis l'ostéodensitométrie
appliquée à l'enfant et l'adolescent ont montré que le capital osseux sur lequel
vivra l'adulte est constitué pour sa majeure partie au cours de la puberté et
avant la vingtaine. Ceci conduit à un nouveau regard sur la pathologie osseuse
de l’enfant et en particulier sur le rôle des estrogènes secrétés durant la
puberté. Ici encore la frontière entre l'enfant et l'adulte, inscrite dans notre
pratique médicale, perd tout sens si un traitement est nécessaire avant 20 ans
pour prévenir une complication survenant 40 ans plus tard. Ce qui pouvait passer
pour un "accident mécanique du sujet âgé" est maintenant la conséquence
de troubles métaboliques antérieurs si lointains. Pour le pédiatre le squelette
n'est plus seulement l'organe déterminant la taille : il devient à travers sa
minéralisation, un organe de soutien mécanique. Comment en tenir compte en nutrition
normale de l'enfant, dans la pathologie pubertaire, ou lors des traitements
prolongés par corticoïdes. La réflexion et l'action du pédiatre ne peuvent en
effet faire l’économie de cette nécessaire projection vers l’age adulte.
3. Comment intégrer dans
la pratique médicale cette approche nécessaire de la maladie chez l’enfant
Maladie chronique,
implique aujourd'hui une cause et/ou une susceptibilité moléculaire éventuellement
génétique, une histoire se déroulant à travers plusieurs étapes de la vie, bien
au-delà de l'enfance, une approche thérapeutique qui a le souci des résultats
à long terme mais aussi des effets secondaires potentiels ou réels, comme le
risque carcinogénique, sans oublier un rôle non négligeable de l'environnement
à toutes les étapes. Une telle complexité, sans doute plus grande encore demain,
ne peut qu'avoir des conséquences à plusieurs niveaux de notre action.
3.1.
Les outils de la recherche clinique évoluent sans cesse: techniques plus efficaces
et plus fiables de recueil des données, approche épidémiologique facilitée par
des structures de santé et de soins adaptées. A ce propos je pense qu'il faudra
poursuivre tous les efforts permettant de décloisonner cette recherche en faisant
par exemple appel aux médecins non hospitaliers dont l'expérience médicale reste
encore trop exclusive et ignorée, et qui trouveraient dans la participation
à des réseaux de recherche, une valorisation de leur activité, au moins dans
certains domaines. Un exemple, que j'aime à citer est la publication de nouvelles
données sur l'âge au début de la puberté dans diverses populations aux USA.
Ces données proviennent toutes d'une recherche effectuée par ce que l'on appellerait
un collectif de plus de 200 pédiatres piloté par une équipe ayant l'expertise
méthodologique et statistique nécessaire. Solution efficace et adaptée à des
contraintes économiques pour ne pas dire politiques que nous connaissons aussi.
3.2.
La prise en charge des patients au travers de l'adolescence et jusqu’à l’age
adulte doit être construite et adaptée à toutes les pathologies. Mais si la
sensibilité ne peut être la même devant une pathologie de la reproduction et
une maladie respiratoire chronique, certaines approches sont fondamentales.
On sait combien la pratique du pédiatre et celle du médecin d’ adulte sont différentes
et pour cela des passerelles sont nécessaires. Elles le sont tellement qu'il
a fallu imaginer une véritable transition, dénommée médecine de l'adolescence.
Sa particularité ne tient pas seulement à la prévalence de certaines pathologies,
mais probablement aussi à l'originalité pour ne pas dire à la difficulté de
la prise en charge. Il me semble ainsi nécessaire de construire des réseaux
de travail associant le pédiatre et le médecin d'adulte à l'occasion des consultations
et des examens des dossiers médicaux pour partager et faire évoluer notre intervention
à tous ses niveaux : méthodes d'évaluation clinique, conduite thérapeutique,
réflexion sur les objectifs, prise en compte du changement de la personnalité
du patient et de l’apparition de nouveaux facteurs sociaux, éducatifs, voire
professionnels. Le pédiatre doit être préparé à cette évolution. Elle est réclamée
par nos patients. A l’opposé le médecin d'adulte ne peut plus faire table rase
du passé médical « pédiatrique ». Il devrait savoir de ce qui a été
dit mais aussi connaître le non-dit du pédiatre et des parents car cet ensemble
détermine fortement l’attitude du patient face au handicap ou à la maladie chronique.
4.
L'information du médecin et celle du patient évoluent aujourd'hui de façon parallèle
et concurrente.
L'information
de l'enfant sur sa maladie reste un temps nécessaire et difficile pour le médecin,
les parents, et l'ensemble de l'équipe soignante. On remarquera que le droit
français, en ce qui concerne le secteur public, ne se prononce pas sur la nécessité
d'une information de l'enfant ou de l'adolescent, c'est-à-dire du mineur, alors
qu'il en fait obligation pour l'adulte. Mais on peut imaginer une évolution
positive dans ce domaine sous l'influence de la Convention Internationale des
droits de l'enfant, qui donnerait à l'enfant plus de droit à l'information et
à la prise de décision. Ainsi au Québec la majorité "médicale" est
fixée à 14 ans. Tout va dans le sens d'une plus large et plus précoce information
du patient (et des parents) que la pression médiatique ambiante sensibilise.
Nous voyons notre pratique envahie par de nouvelles contraintes parfois cumulées,
tels le principe de précaution, la notion de risque et la responsabilité médicale.
L'intrusion de ceux-ci dans notre société n'est pas sans influence sur l'évolution
actuelle de la médecine et tout particulièrement sur notre action thérapeutique
. L’ information des médecins et celle des patients (pour ne pas dire de la
population) sont aujourd'hui concurrentes et nous ne pouvons pas ne pas en tenir
compte. Je pense que deux sources d'information d'ailleurs non exclusives méritent
toute notre attention. Tout d'abord le développement récent mais très rapide
des structures associatives se regroupant autour d'une pathologie ou d'un handicap.
A la différence des associations deja anciennes des diabétiques initiées et
pilotées par les diabétologues, en particulier en pédiatrie, nous assistons
à l'émergence de véritables partenariats capables de jouer un rôle actif en
thérapeutique. Ces associations sont surtout une source irremplaçable d'éducation
et d’information que le médecin ne peut plus assumer seul. En pédiatrie je connais
ainsi deux associations assez exemplaires structurées l’une autour du syndrome
de Turner et l’autre autour du syndrome de Willi-Prader. L’autre source d’information
que nous ne pouvons plus ignorer se trouve sur Internet, encore réservée à un
très petit nombre mais appelée à un fort développement. Car nous connaîtrons
sous peu, avec le décalage habituel, les mêmes évolutions et les memes problèmes
que d'autres pays, en particulier les USA : multiplication insensée des
sources d'information, quasi impossibilité d'évaluer leur qualité, difficulté
à adapter la réponse au questionnement exprimé, enfin et surtout immense demande
pour une éthique de cette nouvelle voie d'information. Aujourd'hui, n'oublions
pas que les parents, puis les grands enfants et bien évidemment les adolescents
auront recours à cette voie concurrente d'information devant nombre de problèmes
de santé. Le pédiatre et le médecin d'adulte doivent donc participer au développement
de ce nouvel outil, car le regard et la sensibilité de l'un et de l'autre ne
peuvent être que complémentaires, surtout si l'on ne s'arrête pas à la seule
connaissance de la maladie et si la dimension personnelle, éducative, psychosociale
peut être aussi prise en compte.
Nous
pouvons espérer un décloisonnement de nos pratiques qui doivent être plus que
jamais complémentaires. L'Hôpital de la Mère et de l'Enfant existe, celui de
l'Enfant et de l'Adulte reste à imaginer et à construire dans une nouvelle configuration.
Médecine hospitalière et médecine de ville quelles que soient leurs structures
devront concourir à cette évolution. .Le pédiatre sera le lien obligé entre
les acteurs de la médecine prénatale et ceux qui ont en charge la santé des
adultes.
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