Cl. Sureau
Depuis
que l’Homme a commencé à s’interroger sur sa destinée, les raisons de sa présence
sur terre, les forces, visibles ou invisibles, qui le guident ou le menacent,
depuis qu’il a initié la réflexion sur lui-même (était-ce à l’époque de Lucy,
des peintures rupestres, était-ce Néanderthal ou Cro Magnon, je ne sais) il
a évoqué le temps, le temps qui passe, le temps qui fuit, le temps qui reste.
« Marbre,
perle, rose, colombe,
tout se dissout, tout se détruit.
La perle fond, le marbre tombe,
la fleur se fane et l’oiseau fuit »
a écrit Théophile Gautier.
Les
poètes, bien sûr, ont brodé sur ce thème, cher aux romantiques sentimentaux
que nous sommes, de Ronsard à Rosemonde Gérard, en passant par Lamartine, Verlaine
et tant d’autres.
Certains,
comme Baudelaire, ont découvert avant Einstein en une intuition géniale, la
relation qui unit l’espace et le temps :
« Pour
l’enfant amoureux de cartes et d’estampes
l’univers est égal à son vaste appétit
Ah que le Monde est grand à la clarté des lampes
aux yeux du souvenir que le monde est petit »
En médecine
aussi l’écoulement du temps revêt une signification particulière et souvent
méconnue.
Le regretté J.C. Sournia a souligné dans son dernier livre « Le pronostic
en médecine » combien cette donnée était perçue différemment par le praticien
soucieux de la rigueur de ses investigations, nécessaire à la qualité du diagnostic,
du pronostic et de la thérapeutique proposée, et par le patient dévoré d’inquiétude
quant à son avenir. N’est-ce pas là une des raisons majeures de la difficulté
de communication entre le patient et le praticien ? Et ce d’autant plus
que le médecin expérimenté sait bien que certains éléments ne doivent pas être
révélés avec brutalité, mais qu’il convient de laisser, avec patience et doigté,
la découverte de la réalité se faire progressivement, naturellement, humainement,
quitte à être considéré comme paternaliste, voire poursuivi pour défaut d’information.
Le temps
joue aussi un rôle, évident, dans l’acquisition des connaissances et l’élaboration
des concepts. Et apparaît ici une intéressante divergence entre les interprétations
sémantiques des médecins et des juristes. Lors du célèbre arrêt Mercier-Nicolas
(*C. Cass. Civ. 20.5.1936) sur l’obligation de moyens et la responsabilité contractuelle,
apparut le terme de « données acquises » de la science.
Un glissement terminologique survint ensuite et conduisit à l’utilisation du
terme de « données actuelles ». Certains juristes de la Cour de Cassation
insistent aujourd’hui sur la nécessité de revenir au terme initial. Cette exigence
n’est pas anodine ; elle correspond à une volonté délibérée, qui traduit
au mieux une profonde méconnaissance de l’évolution de la pensée médicale, au
pire une motivation forte d’accroissement du risque judiciaire pesant sur l’exercice
de l’activité de soins. Le terme de donnée « acquise » évoque en effet
l’inscription dans le marbre des connaissances d’un élément dûment authentifié,
désormais respectable, et dont la méconnaissance constitue une faute, judiciairement
condamnable.
Le problème
est de définir le moment précis à partir duquel ce caractère est « acquis »
et donc son ignorance coupable. Or nous savons, nous médecins, que ce temps
« t » n’existe pas, qu’il s’agit d’une prise de conscience progressive,
et que par voie de conséquence sa négligence n'est aussi que progressivement
fautive. Les exemples en sont innombrables : à partir de quand la contagiosité
du virus du SIDA et la signification de la séropositivité, a-t-elle été « acquise »,
à partir de quand la contagiosité de la fièvre puerpérale et la responsabilité
du streptocoque ont-elles été reconnues, à partir de quand la signification
et l’intérêt clinique de l’auscultation des bruits du cur ftal ont-ils pénétré
dans la conscience collective des obstétriciens ?
Suffit-il
qu’une personne, fut-elle géniale, qu’il s’agisse de Pasteur, Semmelweis ou
Lejumeau de Kergaradec, émette une opinion, et suffit-il que celle-ci soit secondairement
validée, pour que le « temps de référence » soit la date de la première
expression de leur pensée, alors non confirmée, et constitue le moment où la
méconnaissance de cette pensée légitime la sanction ?
C’est
ici qu’apparaît la valeur et la prudence du terme « données actuelles »
qui vise plus modestement mais plus équitablement les concepts consensuellement
admis au moment des faits.
Comme
on le voit le « temps judiciaire » et le « temps médical »
ne sont pas de même nature.
Il en va de même lors de la prise de décisions, en particulier dans les cas
dramatiques, si fréquents dans l’exercice de notre discipline : pouvons-nous
« mettre en délibéré » une décision d’action en présence d’une souffrance
ftale aiguë ou d’une hémorragie de la délivrance, alors que la survie de la
mère ou l’avenir neurologique du nouveau-né se jouent à la minute près. Lorsque
l’accident n’aura pas été évité et que le processus judiciaire sera en marche,
le temps du « délibéré » ne sera plus la minute mais le mois ou l’année.
Peut-être conviendrait-il là encore de situer les événements dans leur contexte
réel.
Mais je voudrais surtout envisager, de manière superficielle, j’en conviens,
car le temps m’est compté, les relations entre procréation et temporalité.
Et tout d’abord en biologie de la procréation.
Le spermatozoïde
s’accole à l’ovocyte, in vivo ou in vitro ; il pénètre, perd sa queue et
semble-t-il ses mitochondries, constitue le pronucléus mâle, qui s’approche
de son homologue femelle, les limites des pronoyaux s’estompent, et des séquences
nucléotidiques sont échangées, alors que le cytoplasme amorce sa 1ère
division, les influences génomiques parentales s’exercent encore, ce n’est que
plus tard que le génome embryonnaire s’exprimera pleinement. Tout ceci s’effectue
en une trentaine d’heures. Première confrontation de l’être nouveau avec le
temps. Quand le nouvel individu a-t-il commencé d’exister ?
Au sens propre, celui d’être non divisible, ce ne sera qu’après 14 jours. Alors
qu’est-il, en attendant l’apparition de la crête neurale ? qu’est-il même
dans l’attente d’une éventuelle, très éventuelle, et même statistiquement très
incertaine implantation ? Dès cette phase précoce, le zygote est confronté
au temps et ce temps qui s’écoule nous interroge sur son statut, humain, moral,
voire juridique : quand la « personne » est-elle constituée ?
Question
oiseuse affirment péremptoirement certains philosophes, question pourtant capitale
puisqu’elle génère réponses contradictoires et conflits violents. Question pratique
majeure puisqu’elle comporte des conséquences précises, par exemple en matière
de traitement de la grossesse extra-utérine, en matière de contraception ou
de contragestion, question philosophique et religieuse sérieuse puisque liée
étroitement au concept de l’animation.
Et l’on rappellera à juste titre l’affirmation de Tertullien en dépit de son
ignorance de l'embryologie « Homo est qui venturus est ».
Mais ne doit-on pas s’interroger sur la traduction la plus correcte de cette
phrase riche en interprétations possibles : même si on accepte d’évoquer
« celui qui » (et non « ce qui ») doit-on dire « deviendra »
un homme ou « est destiné à devenir » un homme ? Le choix n’est
pas anodin et peut conduire à des déductions divergentes.
De la
philosophie à l’éthique, de l’éthique au Droit, on passe aisément, paraît-il.
Mais on est alors confronté à une autre incertitude terminologique, celle de
la « personne humaine potentielle », concept flou s’il en est, surtout
si l’on se réfère à la position officielle du Conseil Constitutionnel pour qui
le Parlement a considéré, dans la plénitude de sa responsabilité, que la protection
accordée par la Loi à l’être humain depuis son début ne s’applique pas à l’embryon
in vitro.
Le temps qui passe et accompagne l’évolution biologique de cet être n’apporte
guère d’éclaircissement juridique quant à son statut. Les solutions proposées
par le Code Civil et le Code Pénal ne sont pas en totale harmonie.
La règle
« infans conceptus » n’admet la personnalité du ftus et le report
rétrospectif de son début à la fécondation qu’après sa naissance, vivant et
viable, et « s’il y a intérêt » ; l’interprétation stricte du
Code Pénal nie la qualification d’homicide pour un avortement involontaire,
d’un ftus présumé non viable. On attend la position de la Cour dans un cas
où le ftus était indiscutablement viable. Il y a là matière à réflexion et
discussion sur la signification du concept de viabilité, qui peut n’être pas
identique pour les médecins et pour les juristes.
Le problème de fond demeure ; on sait que le Droit français, héritier du
Droit Romain ne reconnaît que l’existence des personnes et celle des choses
(bien que nous n’ayons pas continué dans la lignée de celui-ci en ce qui concerne
les esclaves…). Alors où situer l’embryon et le ftus ? Ne serait-il pas
temps d’accorder à ceux-ci un statut intermédiaire, ni totalement de chose,
ni totalement de personne, bénéficiant d’une attention et d’une protection particulières
et spécifiquement définies, et surtout évolutives en fonction de l’écoulement
du temps in utero ?
N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’évoquent sans le dire explicitement et la règle
infans conceptus et la jurisprudence elle-même évolutive de la Cour de Cassation ?
Ces
considérations jurisprudentielles ne doivent pas nous éloigner des problèmes
cliniques, eux-mêmes nés des positions législatives tranchées issues des Lois
653 et 654 de 1994.
Ainsi
la loi 653 comporte-t-elle une rédaction curieuse de l’article 16.3 du Code
Civil que l’article 70 de la Loi 99-641 du 27.07.99 a tenté d’améliorer sans
y réussir complètement : il s’agit de la légitimité de l’atteinte portée
au corps humain en raison de la nécessité « thérapeutique », devenue
en 1999 « médicale » pour la personne.
Sans entrer dans le détail de la discussion sur cette rédaction, l’idée morale
qui sous-tend l’application de cet article à la stérilisation est double :
d’une part elle traduit la persistance d’une idéologie restrictive vis à vis
de la limitation des naissances, d’autre part elle tend à protéger les individus
contre eux-mêmes, et cherche à leur éviter les regrets qu’avec le temps ils
sont susceptibles de ressentir ; attitude quelque peu paternaliste, volontiers
critiquée lorsqu’elle est exercée par le corps médical.
Dans la Loi 654, deux références au temps sont explicites ; le temps de
cohabitation d’abord : deux ans sauf mariage, comme si le mariage
était une assurance de pérennité. Qu’en sera-t-il du PACS ? Puis l’ « âge
de procréer », comme si cet âge n’était pas défini par l’aptitude même
à la procréation, qu’elle soit spontanée ou artificielle, celle-ci incluant
le don d’ovocyte. Contradiction donc, fondée sur un concept éminemment ambigu,
celui de l’intérêt de l’enfant, « concept clef …» selon le Doyen Carbonnier
« …mais dont la clef ouvre sur un terrain vague ».
En fait, en matière de procréation, le vrai problème posé par l’écoulement du
temps ne réside pas dans ces rédactions ambiguës et contradictoires, issues
plus ou moins directement du Rapport 88 du Conseil d’Etat, mais dans un aspect
clinico-biologique de sa réalisation, la congélation gamétique ou embryonnaire.
La cryopréservation
en général joue, par définition, avec cet écoulement du temps. Les conséquences,
médicales, psychologiques, morales, sociologiques de ce jeu sont importantes,
souvent favorables certes, mais parfois potentiellement délétères.
La cryopréservation
du sperme a ainsi ouvert en France sous l’impulsion éclairée de G. David des
possibilités considérables de lutte contre les effets de la stérilité masculine,
dont la régression n’a été observée qu’il y a peu en raison du développement
de l’ICSI. Mais elle pose des questions morales nombreuses et parmi elles le
problème de la relation au temps : dans le cadre de l’IAC c’est en particulier
celui de l’insémination post-mortem, qui a fait l’objet du célèbre procès de
Créteil, ou au Royaume Uni du prélèvement par électro-éjaculation chez un patient
comateux. L’argument essentiel utilisé en France contre ce type de pratique
est lié au concept de la réservation de l’AMP au couple constitué. C’est le
même argument qui milite contre l’AMP chez les célibataires. On peut s’interroger
sur sa validité sociologique.
Quant à l’attitude tendant à réprouver l’éventualité d’une fécondation et d’une
naissance à partir du sperme d’un procréateur mort, elle est peu convaincante
puisque dans le cadre de l’IAD des enfants ont certainement été conçus alors
que le donneur était décédé sans que ce fait soit connu.
L’argument
de l’exigence de l’existence d’un couple constitué pour procéder à une quelconque
technique d’AMP ne tient pas dans le cas des prélèvements ovariens chez les
enfants et les jeunes filles en attente de traitement antimitotique. Une modification
de la loi française sera nécessaire à cet égard.
Mais
dans les deux cas, les problèmes moraux et sociaux peuvent être abordés avec
une relative facilité puisqu’il s’agit « seulement » de gamètes. Des
problèmes médicaux certainement plus complexes devront être discutés lors des
tentatives de maturation in vitro des gamètes féminins ou masculins.
Plus
délicats sont ceux des relations au temps de la cryopréservation embryonnaire.
Ici en effet, quoi qu’on pense de leur nature et de leur statut, les embryons,
futurs êtres humains éventuels, existent. Il ne s’agit pas dans cet exposé,
centré sur le temps, d’envisager la licéité ou l’illicéité de la recherche sur
les embryons surnuméraires, de la création d’embryons pour la recherche, ou
du don. Il s’agit seulement de considérer la durée de la conservation, et ses
conséquences humaines et sociologiques : on aboutit en effet inévitablement
à des fratries de jumeaux, certes dizygotes, voire « multizygotes »,
décalés dans le temps, et même susceptibles de naître de mères gestationnelles
différentes. Il y a là matière à réflexion.
Et celle-ci
ne peut que devenir angoissée si l’on aborde le thème si controversé du clonage
reproductif. C’est même dans ce cadre que se situe la critique la plus judicieuse
et la plus sévère contre cette pratique (oserions-nous dire la seule, bien loin
des anathèmes fondés sur l’atteinte « criminelle » à la dignité, la
diversité, la spécificité humaines).
S’agirait-il
en effet de clonage par scission blastomérique, et l’on aboutirait à la constitution
de clones-jumeaux monozygotes à la naissance décalée, parfois de nombreuses
années, peut-être même à la suite de gestations chez des femmes différentes.
S’agirait-il de clonage par transfert nucléaire et l’on pourrait observer la
« renaissance » d’enfants morts, de clones de maris stériles, voire
de procréateurs décédés, conduisant ainsi à une violation délibérée des contraintes
temporelles et relationnelles qui s’exercent normalement sur les individus dans
le cadre des événements familiaux et sociaux.
Une
telle violation, qui dans certaines circonstances comporterait des aspects à
l’évidence incestueux, apparaît redoutable. Elle est en grande partie la conséquence
naturelle de la cryopréservation et des effets de celle-ci sur les relations
entre les êtres et le temps.
Bien
d’autres aspects sociologiques des événements qui associent le temps et la procréation
peuvent être envisagés. Ainsi de la prolongation artificielle de la réanimation
chez une femme enceinte en coma irrémédiable, dans le but de permettre au ftus
d’accéder à la viabilité, ainsi de l’éventualité d’un prélèvement ovocytaire
chez une femme victime d’un accident mortel, ou plus surprenant encore chez
un ftus avorté, qui serait alors susceptible de générer une descendance sans
avoir jamais existé au sens juridique du terme, ainsi de l’implantation posthume
d’embryons congelés, dont le refus à la « veuve de Toulouse » a soulevé
les polémiques que l’on sait, toutes ces situations parmi bien d’autres ont
en commun un élément très significatif : elles reposent, pour reprendre
la terminologie juridique évoquée au début de cet exposé, sur des données sociologiques
« actuelles », mais non nécessairement « acquises ». « Rien
n’est acquis à l’Homme » a dit Aragon. François Jacob a rappelé récemment
qu’il y a quelques siècles la pratique des autopsies était fermement condamnée
au nom du respect de la dignité humaine. Les temps changent, la terre tourne,
les corpuscules sont des ondes, et Jean Hamburger a souligné que « les
données scientifiques contemporaines se révèlent impropres à obéir à une morale
qui est née sans les connaître ».
Comment
dès lors se déterminer ?
On évoque souvent l’intérêt des futures générations, la nécessité de les protéger
contre notre « irresponsabilité » pour utiliser le contrepoint du
terme mis à la mode par Max Weber et Hans Jonas. Mais si nous avons le devoir
de ne pas rendre la terre inhabitable pour elles, n’avons-nous pas aussi celui
de les faire bénéficier de la « continuité » des progrès scientifiques
et médicaux qui nous ont tant apporté. Avons-nous le droit de dire merci à Galilée,
merci à Einstein, merci à Bob Edwards, voire merci à Ian Wilmut, mais maintenant
stop et tant pis pour ceux qui auraient, peut-être, pu bénéficier des progrès
en cours, par exemple en matière d’utilisation des cellules ES, de clonage thérapeutique
ou de transdifférentiation ?
Sommes-nous,
enfin, capables de déterminer aujourd’hui ce que sera le consensus social dans
10, 50 ou 100 ans ? Et cette question nous ramène à celle si délicate des
missions du Droit : doit-il être le reflet, l’interprète de ce consensus
social, ou doit-il demeurer le garant des grands principes, quitte à adopter
une attitude restrictive, voire coercitive, et cela tout particulièrement dans
le domaine si intime de la procréation ?
La bioéthique
de la procréation est-elle une affaire personnelle, éventuellement modulée par
des considérations sociologiques comme au Royaume Uni, ou une matière de Droit,
régie par des concepts culturels, voire religieux, propres au législateur et
à son interprète judiciaire ?
L’existence de « Lois de bioéthique », est-elle finalement légitime
en matière de procréation ? Ou ne s’agit-il pas d’un contresens sémantique
et social, conduisant à l’établissement d’une morale d’Etat, bien plus redoutable
que les « dérives » individuelles qui n’exposent que ceux qui s’y
livrent ?
Cette
question à laquelle la France a donné une réponse fondée sur la transcendance
de principes supposés éternels (quitte à changer de principe au gré des progrès
de la biologie), l’Amérique sur le respect des contrats et l’attirance du consumérisme
mercantile, et le Royaume Uni sur celui du pragmatisme, de la tolérance et de
la liberté tempérée par le consensus social, mérite la poursuite, dans le temps,
d’une réflexion approfondie.