LIQUIDE AMNIOTIQUE ET MEDICAMENTS
E JACQZ-AIGRAIN*
Unité de pharmacologie clinique, Hôpital Robert-Debré, 48, boulevard
Sérurier, 75019 Paris.
I. DEVELOPPEMENT DE LA FONCTION DU REIN FOETAL ET PHYSIOLOGIE DU LIQUIDE AMNIOTIQUE
[1]
Chez le foetus les reins commencent à fonctionner vers la 10-12e semaine de vie
intra-utérine. La filtration glomérulaire commence entre la 9e et la 12e semaine de
gestation chez le foetus humain. Elle augmente progressivement avec l'âge et le poids
foetal. L'apparition d'une filtration glomérulaire marque le début de la maturation et
du développement des différentes fonctions tubulaires : réabsorption du glucose,
sécrétion des ions H+, réabsorption de l'eau, du sodium et de différents
électrolytes. A vingt-cinq semaines de vie foetale, une fraction importante du sodium
filtré est réabsorbée, elle atteint presque 95 % à 30 semaines, puis plus de
99 % chez le nouveau-né à terme.
Le volume et la composition du liquide amniotique résultent d'un équilibre dynamique
entre les unités maternelle, placentaire et foetale. Le liquide amniotique augmente
progressivement de 200 cc à 16 semaines à 1 000 cc à 35 semaines pour diminuer ensuite
à 800 cc à 40 semaines de grossesse.
Durant les premières 20 semaines, le volume du liquide amniotique croît de manière
passive. Après 20 semaines, l'excrétion urinaire foetale devient notable (5 cc/h à 22
semaines et 50 cc/h à 40 semaines). La déglutition foetale qui débute aussi vers 8 à
11 semaines atteint 200 à 400 cc/jour à 40 semaines.
Il est possible d'étudier par ponction la composition du liquide amniotique et plus
récemment de l'urine foetale. Ceci permet de détecter des anomalies du filtre
glomérulaire qui se traduit par un passage anormal de protéines plasmatiques dans les
urines et donc dans le liquide amniotique.
Les autres voies d'échanges foetus - liquide amniotique sont :
- les poumons au niveau desquels les volumes d'échanges sont estimés à 200 cc/jour
en milieu de grossesse ;
- la peau dont la kératinisation débute à environ 20 semaines mais qui reste
perméable à l'eau et aux électrolytes ;
- les vaisseaux ombilicaux et les membranes amniotiques au niveau desquels les
échanges semblent réduits.
II. MEDICAMENTS ET MODIFICATIONS DU LIQUIDE AMNIOTIQUE
Les anti-inflammatoires non stéroïdiens
Les prostaglandines PGE2 et PGF2, PGD2, PGI2 et thromboxane, ainsi que les
leucotriènes sont synthétisées par les tissus foetaux et notamment par le rein foetal.
Elles semblent bien intervenir dans la régulation de l'hémodynamique et dans le
développement du rein foetal.
Les anti-inflammatoires non stéroïdiens agissent par inhibition irréversible
(aspirine) ou réversible (autres anti-inflammatoires non stéroïdiens), de la synthèse
des prostaglandines par action au niveau de la cyclo-oxygénase. Ils sont administrés
pendant la grossesse pour interrompre un travail prématuré ou traiter un hydramnios. La
réduction du volume amniotique serait due à la fois à un effet rénal foetal
(réduction de la filtration glomérulaire et de la diurèse) et à un effet
utéro-placentaire [2].
Les effets adverses des AINS sur le foetus sont des effets pharmacologiques attendus de
ces médicaments : modification du calibre du canal artériel, insuffisance rénale
notamment. Il justifient des précautions d'emploi strictes sous surveillance
échographique et le respect des contre-indications (membranes rompues, terme dépassant
33 semaines, traitement court).
L'indométhacine est plus largement utilisé dans ces indications, mais d'autres AINS
ont été étudiés : ibuprofène, sulindac. Leurs effets secondaires rénaux sont
équivalents [3].
Les inhibiteurs de l'enzyme de conversion
Le système rénine angiotensine est mis en place très tôt durant la vie foetale
puisque les cellules synthétisant la rénine ont été mises en évidence dans l'appareil
juxtaglomérulaire de foetus de douze semaines et plus tôt dans les vaisseaux
préglomérulaires des mésonéphrons. Les différentes protéines du système rénine
angiotensine sont présentes dans le sang foetal et détectables dans le rein foetal. Le
rôle du système rénine angiotensine n'est pas clairement élucidé. A l'état basal, il
ne semble pas indispensable à la régulation de la tension artérielle, puisque les
foetus anéphriques se développent normalement. Cependant, ce système est fonctionnel
comme en témoignent les accidents foetaux et néonataux observés lors de la prescription
maternelle d'inhibiteurs de l'enzyme de conversion.
La toxicité foetale des médicaments inhibiteurs de l'enzyme de conversion a été
rapportée avec le Captopril, l'Enalapril et le Lisinoprol. Captopril et Lisinoprol sont
directement actifs, alors que l'Enalapril est une prodrogue. Ils agissent en inhibant
l'enzyme de conversion de l'angiotensine I en angiotensine II. Il s'agit du mécanisme
principal, mais probablement non unique de l'hypotension artérielle avec diminution des
résistances vasculaires périphériques. Les complications rénales seraient plus
fréquentes avec l'Enalapril qu'avec le Captopril chez l'adulte. De nombreux cas cliniques
uniques d'exposition foetale ont été rapportés avec anomalies morphologiques
(développement de la voûte du crâne), complications foetales (retard de croissance
intra-utérin, oligoamnios) et néonatales (hypotension, anurie, hypoplasie pulmonaire et
prématurité). Ces médicaments pourraient altérer le développement rénal normal [2].
En 1991 une revue des cas publiés analyse 25 publications correspondant à 81 femmes
et 85 grossesses (88 enfants). 49 grossesses se sont déroulées sous Captopril et 35 sous
Enalapril, 1 sous les deux médicaments en association. Cette revue est basée sur des
notifications spontanées et non sur une étude rétrospective, ce qui ne permet pas
d'évaluer l'incidence des complications.
Les effets du traitement du premier trimestre ont été analysés à partir de 47 cas
(pour 13, le traitement est ensuite interrompu). On déplore 4 fausses couches et 2 ITG (2
foetus normaux, 1 anomalie osseuse, 1 oeuf clair, 2 NR), 3 syndromes malformatifs à la
naissance (2 défauts d'ossification de la voûte du crâne, une hypocalvaria), 2
dysmorphies faciales, 1 omphalocèle dans un tableau d'hypotension avec anurie.
Les effets du traitement au cours du 2e et 3e trimestre ont été analysés à partir
de 76 grossesses. 11 oligoamnios associés à 5 retards de croissance intra-utérin
isolés et 2 associés à une anurie, 3 hypoplasies pulmonaires (dont 2 avec la dysmorphie
faciale précédente) ont été rapportées.
Les effets néonataux ont été analysés à partir de 76 enfants. On déplore 11
pathologies pulmonaires dont 3 hypoplasies pulmonaires avec oligoamnios (3 décès), 6
syndromes de détresse respiratoire (ts < 34 semaines), 5 cas de persistance du canal
artériel sous Captopril, 9 hypotensions (7 avec anurie), 9 anuries (2 isolées) 7 sous
Enalapril et 2 sous Captopril, 4 décès (2 Enalapril et 2 Captopril). La morphologie
rénale est normale dans les 5 cas où elle a été faite.
Il s'agit de notifications spontanées et non d'une étude prospective. Les
complications néonatales de type retard de croissance intra-utérin peuvent être liées
à la pathologie traitée (hypertension artérielle maternelle). Oligo-amnios, hypotension
et anurie néonatale sont très suspects sans qu'une incidence puisse être précisée et
plus fréquents avec Enalapril que Captopril.
A l'heure actuelle, il n'existe aucun argument pour un risque tératogène des
inhibiteurs de l'enzyme de conversion en cas d'utilisation au cours du 1er trimestre. Les
anomalies du crâne et rénales compliquent l'utilisation des inhibiteurs de l'enzyme de
conversion pendant le 2e et le 3e trimestres par le biais de l'hypotension foetale avec
hypoperfusion périphérique et compression par oligoamnios.
III. LE LIQUIDE AMNIOTIQUE : UN COMPARTIMENT PHARMACOCINETIQUE
Durant la grossesse l'augmentation de l'eau totale est importante liée à l'unité
foeto-placentaire, mais portant surtout sur l'eau extra cellulaire. Le débit cardiaque et
l'épuration rénale maternelle augmentent. Surtout, les médicaments polaires sont
éliminés plus rapidement par voie rénale maternelle. Ils traversent le placenta
lentement et s'accumulent dans le liquide amniotique. Les médicament lipophiles ont une
élimination rénale retardée. Mais ils traversent le placenta rapidement, se distribuant
de part et d'autre du placenta en fonction des capacités de liaisons protéiques
maternelles et foetales, mais leur passage amniotique est réduit [4]. Ainsi, les
médicaments administrés à la mère pendant la grossesse se distribuent dans l'unité
foetale et le liquide amniotique selon les règles régissant les transferts
transmembranaires, en fonction de leurs caractéristiques physico-chimiques et les
liaisons protéiques maternelles et foetales.
Passage des médicaments dans le liquide amniotique
De nombreuses études ont démontré la présence de médicaments dans le liquide
amniotique après administration maternelle ou foetale, qu'il s'agisse du diazépam, du
phénobarbital, de la méthicilline, par exemple [4].
Parmi les antibiotiques récents, les études portant sur l'imipenem/cilastatine ont
permis d'étudier la cinétique d'apparition de cet antibiotique dans le liquide
amniotique. Après administration intraveineuse maternelle, le transfert transplacentaire
des deux molécules est rapide. Son apparition dans le liquide amniotique est retardée,
les concentrations variant de 0,07 ± 0,01 à 0,72 ± 0,85 entre le 1er et le 3e trimestre
de la grossesse [5]. Les concentrations dans le liquide amniotique varient de 47 % ±
39 % du taux maternel à 16 % ± 25 %, 30 minutes après la perfusion en
fin de grossesse.
De nombreux autres antibiotiques ont été étudiés. Par exemple, pour le cefazoline,
le rapport des concentrations liquide amniotique/foetus est de 0,07 ± 0,08 pour un
rapport foetus/mère de 0,20 ± 0,15 dans les 2 heures suivant l'administration maternelle
[6]. Durant le même temps, la pipéracilline n'apparaît pas dans le liquide amniotique,
alors que le rapport des concentrations foetus/mère est identique (0,19 ± 0,13) [6].
Ainsi, de façon équivalente au passage transplacentaire, le passage des médicaments
dans le liquide amniotique dépend des caractéristiques du médicament et présente
d'importantes variations interindividuelles liées à la grossesse (terme, états
pathologiques).
Accumulation des médicaments dans le liquide amniotique
La cinétique d'apparition des médicaments dans le liquide amniotique est lente,
décalée par rapport à la circulation foetale. Elle dépend essentiellement de la
diurèse foetale. Une accumulation progressive dans le liquide amniotique est possible
lors de traitements prolongés, les concentrations dans le liquide amniotique excédant
alors les concentrations foetales. Ceci a été démontré pour de nombreux
médicaments : anti-épileptiques [7], antibiotiques, acyclovir.
Le liquide amniotique peut donc être un compartiment dit de stockage à partir duquel
le médicament en concentration élevée peut être résorbé et se redistribuer dans
l'unité foetoplacentaire.
Absorption foetale des médicaments à partir du liquide amniotique
L'étude du transfert liquide amniotique/unité foetoplacentaire a été effectuée en
comparant l'administration intra-amniotique des 2 beta bloquants : le
propranolol très liposoluble et le sotalol très peu liposoluble [8].
Les expérimentations conduites chez la brebis gestante montrent que le propanolol et
le sotalol, injectés dans le liquide amniotique exercent un effet beta
bloquant sur le coeur foetal. Le délai pour observer l'effet beta bloquant dépend du
médicament utilisé et de l'âge gestationel. Ainsi, un effet =A7bloquant
rapide (15 min) est observé quel que soit le terme avec le propranolol très liposoluble.
L'effet =A7bloquant est retardé et inconstant chez les foetus proches du
terme par rapport aux foetus jeunes, avec le sotanol très peu liposoluble.
Les voies de réabsorption restent encore mal définies. En effet, la déglutition
foetale porte sur des volumes amniotiques importants. Cependant, elle ne peut rendre
compte de délais d'action très courts entre l'administration intra-amniotique du
médicament et l'effet observé. La cinétique de déglutition est irrégulière, ceci
étant aussi valable pour une éventuelle absorption par voie pulmonaire. La peau foetale
reste une voie de pénétration de choix en raison de la surface d'échanges étendue, en
contact direct avec le liquide amniotique. Les processus de kératinisation réduisent
probablement la perméabilité cutanée à l'eau et aux électrolytes. Cependant, il est
largement admis que le nouveau-né et a fortiori le foetus présentent des barrières
cellulaires (cutanées, méningées) immatures plus perméables que celles de l'enfant
plus grand. Les observations de " bébé bleu " après l'utilisation de bleu de
méthylène témoignent de la réalité de l'absorption cutanée foetale [9]. Enfin,
l'hypothèse d'échanges directs à travers les membranes amniotiques est fortement
discutée, comme pour le métoclopramide [10]. Elle reste cependant difficile à
démontrer.
IV. LE LIQUIDE AMNIOTIQUE : UNE VOIE THERAPEUTIQUE ?
Chez l'animal, l'administration intra-amniotique de digoxine a permis de réduire les
troubles du rythme supraventiculaire du foetus [11].
L'administration intra-amniotique de thyroxine chez la femme enceinte, augmente de
façon significative le taux circulant de T4 dans le liquide amniotique, le sang du cordon
et la circulation maternelle à la naissance (césarienne programmée 24 heures après
l'administration) [12]. De plus l'injection intra-amniotique d'hormone thyroïdienne a pu
être utilisée pour le traitement d'une hypothyroïdie avec goitre diagnostiquée au
cours du 3e trimestre de grossesse.
Mis à part ce cas exceptionnel, la voie amniotique n'est pas utilisée en
thérapeutique, et elle ne peut constituer une voie alternative à la voie maternelle.
Lorsqu'elle est possible, en raison de nos connaissances insuffisantes sur les modalités
d'absorption directe des médicaments par le foetus.
Elle pourrait être une alternative aux administrations médicamenteuses foetales
répétées. Cependant, à notre connaissance, aucun traitement foetal ne le justifie à
l'heure actuelle pour des raisons techniques, scientifiques et éthiques.
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