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Titre: Le deuil apres une mort subite du nourrisson
Année: 2001
Auteurs: - Garih A.
Spécialité: Gynécologie
Theme: Mort subite du nourrisson

Le deuil après une MSN

Arlette GARIH

Psychanalyste

INTRODUCTION

La mort subite du nourrisson laisse toujours les familles en état de sidération.
Pour nous parler de ce qu’elles ressentent, certains adjectifs reviennent régulièrement : choqué, ulcéré, outré, accablé, tourmenté, désemparé, brisé. A travers ces mots, on sent bien à quel point cet événement est aussi inattendu que violent et insupportable.

La douleur est majeure.

Au XVIIIème siècle, 90% des enfants n’atteignaient pas l’âge de trois ans.
Le siècle dernier était caractérisé par de nombreuses grossesses dont on savait qu’environ la moitié se solderaient par la mort du bébé.
Aujourd’hui, cela paraît invraisemblable et inadmissible; les familles se sentent à la fois paralysées et perdues.

La mort est devenue un sujet tabou; il ne faut pas trop en parler, ça dérange.
La mort doit rester aseptisée.

Les rituels de deuils ont disparu dans bien des cas; les endeuillés sont seuls face à leur souffrance et essayent de cacher l’expression de leur tristesse.
Ils entendent : « allez, ne pleure pas, tu en auras d’autres... » « sois fort, c’est un accident, il ne faut plus y penser... ».
Celui qui est vulnérable met mal à l’aise!

« Il faut » être opérationnel et efficace. Faire disparaître à tout prix ce « faux pas », gommer le malheur et aller de l’avant.
Malheureusement, à travers les entretiens que nous avons avec les familles qui viennent nous consulter, nous nous apercevons que ce n’est pas aussi simple!
Nous constatons que lorsqu’une famille est touchée par la mort subite, les traces sont solides et à vie.
Il y a un « avant » et un « après ».

Tous les interlocuteurs ultérieurs auront un rôle actif à jouer, en particulier l’obstétricien, la sage-femme, ou encore le psychothérapeute.
Leur comportement sera décisif.

Ils ne doivent en aucun cas rester en retrait, mais comprendre que, même si la demande n’est pas formulée explicitement, les familles comptent totalement sur eux.

De nombreux ouvrages tentent de décrire le problème de la mort subite du nourrisson et celui du deuil en général. ( voir bibliographie)

Nous souhaitons ici préciser et analyser les différentes facettes concernant l’accueil et éventuellement le suivi, des familles en deuil qui viennent consulter un service de référence.
Nous évoquerons, en particulier, à travers de nombreux exemples cliniques, les particularités liées à l’accueil et à la thérapie de familles en deuil.

Nos pourrons alors mieux comprendre ce qui différencie ces familles des autres et les raisons pour lesquelles il est indispensable d’avoir une formation spécifique pour les épauler.

I. SPECIFICITE DE L’ACCUEIL PSYCHOLOGIQUE DES FAMILLES EN DEUIL.

Les familles qui viennent nous consulter à l’hôpital Port-Royal dans le service de référence sur la mort subite du nourrisson sont, bien sûr, toujours des familles éprouvées par le décès de leur enfant.
Notre équipe est composée de pédiatres, de puéricultrices, d’une psychologue, d’une psychanalyste et d’un chercheur.
Ces familles nous sont souvent adressées par un médecin, par une association, par des amis ou encore viennent de leur propre chef.

Leurs demandes sont variées, mais ce qu’ils souhaitent en tous cas, c’est rencontrer «quelqu’un qui peut comprendre et peut-être expliquer ; en tous cas quelqu’un qui puisse m’aider à survivre ». 

L’aide et le soutien psychologique ne s’arrêtent pas quelques semaines après le décès, mais dure environ jusqu’à la fin de la première année du bébé suivant (s’il y en a un) et de toutes façons, au moins un an selon la demande, avec une fréquence variable.
En aucun cas, ils ne désirent se trouver face à une personne mutique.
Il se sentent totalement dépossédés et recherchent quelqu’un qui puisse leur donner pour rétablir un minimum de liens avec la vie.

Après avoir pris acte de la violente douleur ressentie par les parents, et de ce qui s’y rattache, le thérapeute tente de les rassurer en leur expliquant que c’est une période où les sentiments sont ambivalents et que leur douleur est bien fondée ; cette dévastation qu’ils ressentent est bien naturelle.
Ceci leur permet d ’exprimer librement, avec l’intensité qui est la leur, les sentiments oppressants qui les envahissent.

Le dialogue qui pourra s’installer dépendra des premiers instants de la rencontre.
Ces premières minutes sont essentielles, tant par l’attitude qu’adoptera le thérapeute que par ses paroles.

Le patient a absolument besoin de ressentir l’intérêt qui lui est porté, ainsi que de l’empathie et beaucoup de disponibilité.
En aucun cas ce que nous appelons, en psychanalyse, une neutralité bienveillante ; elle ne suffit pas et peut même être nuisible.
Elle sera, presque automatiquement ressentie comme de l’indifférence, voire même de l’incompétence : « J’ai bien compris que le médecin se mettait en retrait ; je ne sais s’il voulait se protéger ou s’il n’y connaissait rien.
En se taisant, il ne risquait pas de faire de faux pas. C’était insupportable de continuer à parler à quelqu’un qui me paraissait aussi inconsistant et détaché ».

Leur détresse est si intense qu’il ne peuvent envisager un quelconque avenir : « Tous les jours je me dis : encore un jour de plus ou alors un jour de moins, je ne sais ce qu’il faut penser ».
« Ma souffrance me fait penser à un ouragan ; elle me vient par lames… des lames ou plus exactement, des larmes de fond ».
« Depuis que mon fils est parti, j’ai envie d’éteindre ma vie ».
« Je suis si déprimé en ce moment que je me demande quel plateau de la balance serait le plus lourd : celui qui contient les raisons de mourir ou celui qui contient les raisons de vivre ».

Il fait cette démarche parce qu’il ressent qu’il n’a pas le choix, sans pour autant croire que quiconque puisse l’aider : « Je viens vous voir, mais au fond, je sais bien que vous ne me rendrez pas mon fils ».
Le patient n’est préoccupé que par le deuil qui le taraude à ce moment précis et ne se sent (consciemment) pas du tout intéressé par sa vie à lui.
Il sait bien qu’il est en vie, tout en se sentant un peu mort ; il s’apparaît très décalé et ne parvient pas à retrouver des marques. Ses repères ont basculés.
Sa demande est ambivalente car il désire souffrir moins et, en même temps, ne souhaite pas se départir de sa souffrance.
Il se demande comment vivre après une telle perte et si c’est même possible.
Il a peur de lui-même et de ses propres réactions.
Il ne se reconnaît pas et se sent en marge des autres.
Il a le sentiment de ne pouvoir communiquer avec pratiquement personne.
Le « patient » est totalement désemparé et la moindre chose lui demande un effort démesuré.
J’écris patient entre guillemets parce qu’en réalité notre attitude ne peut absolument pas être la même que celle que nous aurions avec un patient qui pose une demande de thérapie classique.
La difficulté pour le thérapeute réside dans le fait qu’il s’agit d’un patient qui doit, malgré tout, être considéré comme tel et pris en charge dans une relation thérapeutique.
La prise en charge sera particulière : il s’agit d’un patient en deuil.

En effet, ainsi que me l’a formulé un patient venu consulter après le décès de son fils de six ans, la demande d’aide, au moins dans un premier temps, n’est que ponctuelle :
« Vous comprenez, je ne suis pas un homme malade, je suis un homme blessé ; je ne pense pas avoir besoin de faire un travail très long ; je ne serais certainement jamais allé consulter un psychanalyste en temps ordinaire, mais là, je souffre d’une façon intolérable et j’ai besoin d’un accompagnement pour pouvoir faire le point en moi après ce qui est arrivé. »
Il se trouve que cette demande, exprimée sous différentes formes, se présente régulièrement après la perte d’un être cher.
Il s’agit de prendre en compte la différence de démarche entre un patient qui désire ou est amené à entreprendre un travail profond sur lui et sur son trajet, et un patient qui n’a pas d’autre choix que celui de consulter, à la suite d’un malheur brutal, tant sa souffrance est inattendue et intolérable.
Sa demande est liée à un événement précis qu’il ne peut contourner et dont il souffre de manière permanente.
Il ne peut échapper à ses idées douloureuses; chaque moment de la journée le relance sur la perte qu’il a subie.
Ce patient, contrairement à celui qui désire commencer une psychanalyse ou une thérapie, n’a pas eu le temps de laisser mûrir sa décision et il est «projeté » dans un processus qui ne lui est, bien souvent, pas du tout familier et auquel il ne s’est pas intéressé jusque là.

Le thérapeute aura une position difficile car il devra trouver des mots et une attitude générale qui montreront au patient qu’il ENTEND réellement et qu’il est prêt à l’accompagner.
Il aura une attitude « participative » et devra ouvrir un dialogue chaleureux.
Il s’agit d’une relation d’autant plus particulière qu’il n’y a pas véritablement de règles comme celles établies habituellement pour le déroulement d’une cure psychanalytique.
Prenons l’exemple du cadre si précieux et si précis lors d’une analyse, il n’est pas question de l’appliquer à certains patients en deuil.
Dans ce cas, les patients ayant perdu l’ensemble de leurs repères, on ne peut leur demander, au moins lors des premiers entretiens, une rigueur qui n’aurait aucun sens pour eux à ce moment là, sans quitter pour autant le registre de la relation thérapeutique.
On ne se situe pas dans une relation amicale. Il s’agit d’aider le patient à retrouver un sens à son existence dans ce nouveau contexte.
Ces patients nécessitent une disponibilité réelle et sincère.
Ils se sentent hors du temps et hors des lois. Leur unité de temps a changé et ils ont le sentiment que les lois, dites naturelles ( les grands-parents décèdent avant les parents et ainsi de suite) ne s’appliquent pas à eux.

Ce sera au thérapeute « d’aller » vers le patient en reprenant ce que celui-ci lui énonce et en l’aidant à formaliser ce qu’il ressent.
Le thérapeute peut aussi poser des questions concernant l’enfant décédé et ses antécédents ; les parents souhaitent souvent en parler, tout en ayant l’impression que : « à quoi bon ? … ».
Ceci les aide à sortir un peu des idées récurrentes qui sont les leurs et à aller au delà, avec l’aide du thérapeute, des idées qui les parasitent en permanence.
Rien ne nous empêche, par la suite, d’énoncer les règles de mises pour un travail thérapeutique, mais il me semble que dans les premiers temps, il faut surtout accompagner le patient suivant sa demande, et faire preuve d’une grande souplesse.

Le patient a besoin de beaucoup recevoir. Il doit avoir un interlocuteur qui lui «donne » pour pouvoir, à son tour, dire et répéter tout ce qui le dévaste.
Ce sera au thérapeute, en fonction de la personne qui vient le consulter, de proposer un véritable soutien, en indiquant, par exemple au patient, qu’il peut téléphoner aussi souvent qu’il le souhaite entre les séances; qu’il n’hésite pas à demander un entretien plus rapproché que celui qui était prévu . Si les entretiens sont entrecoupés par des vacances, il serait souhaitable d’indiquer au patient comment joindre le thérapeute, ou, au moins, lui indiquer un confrère que l’on aurait pris le soin de prévenir.
Bref, il s’agit de faire savoir au patient qu’il peut vraiment, pendant un temps, prendre appui sur son thérapeute.
Ceci implique, évidemment, outre une formation spécifique concernant le deuil et ses retentissements, une disponibilité particulière et entière.
Le thérapeute ne peut proposer et assumer ce type de relations que s’il le ressent véritablement.
S’il se trouve dans une période où cela ne lui est pas possible, il ne doit pas hésiter à adresser ce patient à un correspondant.
Il n’est pas acceptable de traiter les patients à moitié.
Il ne pourrait confier sa souffrance à un thérapeute qu’il ressentirait indifférent ou pressé.
Une patiente, ayant perdu sa fille de huit mois, a eu le dialogue suivant lors de la première consultation avec son thérapeute :
_ « Voilà Docteur, j’ai perdu il y a trois mois ma fille P. qui avait huit mois ».
_ « Allez- vous souvent au cimetière ? »
_ « Oui… tous les jours ».
« Bon, parlez- moi de votre enfance ».
Cette patiente, en me relatant l’entretien, m’expliquait combien cette dernière phrase lui semblait inopportune à ce moment là.
Elle ne souhaitait absolument pas aborder son enfance ; cela lui apparaissait incongru ; elle avait besoin de parler de son enfant et des relations qui les liaient.
Elle me dit : « Je ne comprends pas ce que ce médecin voulait ; en tous cas j’ai vraiment eu l’impression que nous n’étions pas sur la même planète. Il a cassé le dialogue. Il était vraiment hors- sujet ».

Le sentiment d’incompréhension dans ces moments clés est ressentit très violemment comme un rejet et le patient se sent encore plus seul et isolé du reste du monde puisque, celui qui est sensé pouvoir en entendre quelque chose, lui apparaît étranger et distant.
Qui pourrait donc lui venir en aide ?
Certains thérapeutes prévoient un temps de consultation largement supérieur à celui impartit pour une séance « ordinaire ».
Il fixera par exemple le rendez-vous en fin de consultation pour ne pas sentir la pression d’un autre patient qui attend.
Le patient est très réceptif à ce type d’attention et se sentira pris en considération dans sa souffrance.
Il se sent « à part » et a besoin qu’on le traite avec un soin particulier.
Sa perte est si lourde et sa douleur si forte qu’il lui semble que personne ne peut le comprendre.
Il pourra alors nouer avec le thérapeute le lien indispensable à l’élaboration d’un véritable dialogue pouvant lui permettre un début de prise de conscience sur la tragédie qui le frappe.

En somme, le thérapeute aura à s’adapter à chaque cas, selon sa sensibilité et son expérience personnelle et professionnelle, en fonction de la demande qui lui est (le plus souvent implicitement) formulée.
Au départ, la demande est souvent très vague et le patient se demande lui-même ce qu’il vient chercher dans ce type de consultation ; parfois le patient se sent comme immobilisé dans son trajet et ne trouve pas l’ébauche d’une issue : « Vous comprenez, depuis que j’ai perdu mon fils, j’ai le sentiment d’être au volant d’une voiture dont le pare-brise avant serait entièrement recouvert d’un rétroviseur. Pourriez-vous m’aider à pousser un peu ce grand rétroviseur pour que je puisse voir un peu vers l’avant ».
Notons au passage que le patient commence sa phrase par : « Vous comprenez » et la termine par : « pourriez - vous m’aider ».
Il a besoin de se sentir en phase et bien souvent, très proche de son thérapeute.
Il ressent le besoin d’être véritablement épaulé et accompagné par celui-ci.
Si le thérapeute adopte une position distante, le patient se sent, encore une fois, abandonné.
Il ne sera donc pas enclin à poursuivre les entretiens avec son thérapeute et, dans la plupart des cas , refusera catégoriquement d’en consulter un autre.
Ces patients sont alors persuadés que ce type de démarche ne leur convient pas.
Nous rencontrons fréquemment des patients qui ont subi un deuil plusieurs années auparavant et qui, après une tentative de thérapie infructueuse, n’ont pas pu, ou voulu, consulter un deuxième thérapeute.
Le patient aura alors tendance à se renfermer afin de ne plus s’exposer à une quelconque désillusion.
Il pourra paraître « opérationnel » ; il semblera s’adapter du mieux possible à la situation mais en réalité, il n’en sera rien.
Il cherchera simplement à éviter de se trouver confronté au problème qui le taraude, et, par un comportement d’évitement très habile, échappera, en apparence, à sa souffrance.
L’énergie qu’il devra alors investir dans sa lutte contre la dépression sera massive et, tôt ou tard, le contrecoup sera d’autant plus violent.
Une femme qui a perdu son fils depuis dix ans et qui a eu trois enfants entre-temps, tout en continuant son activité professionnelle m’a dit lors de son premier entretien : « Je viens vous voir parce que je viens de faire une tentative de suicide.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je me sens terriblement déprimée alors que j’ai tout fait (j’étouffais ?) pour lutter.
Pendant ces dix dernières années, j’ai mis ma douleur en suspens ; c’est comme si j’avais été « amnésiée » ; en quelque sorte, j’étais coupée de mes émotions.
Je n’étais ni heureuse, ni malheureuse, j’essayais simplement de vivre le moins mal possible.
Ce n’est qu’au moment de la naissance de ma dernière fille, que j’ai vraiment réalisé la mort de mon aîné et combien il me manque.
Jusque là, c’était impossible pour moi d’affronter cette souffrance.
Je pensais qu’en me forçant à agir comme si de rien n’était, les choses rentreraient dans l’ordre et que j’arriverai à ne plus souffrir autant ; je m’aperçois que l’être humain ne possède pas en lui la touche : « Cancel » ; on ne peut annuler ou faire disparaître nos douleurs à volonté.
Le jour même de la mort de mon fils on m’a recommandé de prendre des calmants et je n’ai pu parler de rien à personne ; il me semblait que personne ne pouvait comprendre et que d’ailleurs cette histoire n’intéressait que moi.
Même mon mari ne voulait pas qu’on en parle ; il trouvait que ça ne servait à rien de remuer le couteau dans la plaie.
Il me laissait entendre par des allusions, que je devrais cesser de me complaire dans la souffrance et que ce n’était pas en ressassant, que mes idées deviendraient plus roses ; qu’il serait bon de penser à autre chose pour laisser la place à des sujets moins angoissants.
J’ai essayé, mais c’est trop lourd ; c’est impossible de faire comme si de rien n’était.
Je me sens soulagée d’avoir enfin explosé ».

Une mauvaise prise en charge est donc pathogène et le patient risquera (à quel prix ?) de se renfermer dangereusement sur lui-même.
Il se sentira isolé et se demandera même parfois si, ce qu’il ressent n’est pas excessif puisqu’on lui demande, en voulant le consoler, « de ne pas pleurer et d’être fort, au moins avec les autres », bref, de faire un effort !
Or, il n’arrive pas à fournir cet effort puisqu’il ne s’agit évidemment pas d’une attitude que l’on pourrait contrôler ou induire volontairement.
Il s’agit, au contraire, de ce que l’on ressent et dont on est ponctuellement dépendant.
Ce qui peut apparaître aux autres comme un « laisser- aller » passif rend la personne souffrante coupable, puisqu’implicitement on lui reproche « de ne pas faire d’effort » pour sortir de sa torpeur, voire même de s’y complaire !
Le temps nécessaire pour comprendre ce qui s’est passé est variable d’un individu à l’autre, et il est fortement contre-indiqué de vouloir le réduire à une quelconque norme.  
Le mutisme qui en découlera concernera non seulement le thérapeute, mais aussi l’ensemble de son entourage.
Il sera très difficile par la suite de lui proposer la moindre aide.
Le thérapeute sera à côté de son patient souffrant, près du réel du patient.
Il supportera de le voir pleurer, de l’entendre répéter de nombreuses fois les idées récurrentes qui le hantent ; c’est aussi celui qui aura la patience d’attendre le moindre signe d’amélioration (les avancées se font souvent en dents de scie) sans le considérer forcément comme un acquis.
Il sera très attentif à certains caps difficiles à vivre pour le patient, comme par exemple les anniversaires de naissance ou de deuil, ou encore les grandes fêtes familiales qui pourront paraître remettre en question les avancées déjà effectuées.
Son soutien sera indispensable dans ces moments si lourds et si difficiles à communiquer.
C’est en effet très compliqué d’expliquer à quelqu’un, que, parce que demain ce sera telle date, et que c’est l’anniversaire de décès de son enfant, le patient se sent tout aussi dévasté que le premier jour, si ce n’est plus.
Le thérapeute est là pour entendre cela et même, pourquoi pas, faire savoir à son patient, que ce qu’il ressent est tout à fait dans l’ordre des choses ; que c’est ainsi dans la plupart des cas, et que ce n’est pas pour autant que ce qui inquiète le patient (car il le ressent comme une véritable régression) est définitif .

Le thérapeute peut faire part de son expérience professionnelle pour rassurer son patient qui craint de sombrer dans la folie : 
« Vous savez, au moment des premiers anniversaires de deuil, j’avais l’impression de devenir fou. Je me sentais à nouveau complètement perdu ; je revivais ce qui s’était passé, heure par heure et je n’en voyais pas le bout ; je ne savais pas comment faire pour m’en sortir.
Je ne pensais qu’à hurler.
J’imaginais que ça pourrait me faire devenir fou de penser comme ça, mais je ne pouvais m’en empêcher.
J’avais l’impression que le rideau était tombé et que le compte à rebours recommençait. J’en connaissais déjà l’horrible fin ».
Le thérapeute pourra répondre à ce patient, que ce qu’il énonce est courant et qu’il s’agit là d’un processus ordinaire ; le contraire serait même inhabituel.
Il ne s’agit pas de plaquer son discours sur d’autres, ni de banaliser ce qu’il ressent, mais le patient a, aussi, besoin de savoir (si c’est le cas) qu’il n’est pas anormal de ressentir des émotions aussi violentes à la suite d’un choc si brutal.
Ce ne sera qu’après avoir parcouru cette partie du trajet, que le patient peut décider, si besoin est, pour différentes raisons, d’entreprendre ce que j’appellerais « une thérapie classique ».
Un patient qui était dans la deuxième partie de son trajet (qui commençait une psychothérapie) m’a dit : « Au début, quand je suis venu vous voir parce que j’avais perdu mon fils, nos entretiens étaient pour moi une question de vie ou de mort ; aujourd’hui, c’est une question de vie. ».
Pour bien comprendre ce que les patients attendent des thérapeutes, nous allons exposer en détails ce que nous avons retenu et analysé de nos rencontres avec eux.

II. LES PREMIERS SENTIMENTS

Les premiers entretiens se font:
- avec la mère seule
- avec les deux parents
- avec les parents accompagnés des grand-parents ou de la personne chez laquelle le décès est survenu (la nourrice par exemple).
Durant ces entretiens, nous évoquons tout particulièrement les sentiments ressentis comme « bizarres »:

1. Sentiment de sidération:
Les parents ne savent plus où ils en sont. Ils sont muets de stupeur et ont l’impression d’avoir perdu le sens de la réalité; de ne plus participer au monde.
Cette mort est prématurée et incroyable; ça ne peut être vrai.
« Que croire ? Qui croire ? De quelle histoire s’agit-il ? Où sommes- nous ? De quelle réalité parlons-nous? ».

2. Sentiment de déni
Il est courant de constater que les parents ne pouvant supporter le choc qu’ils viennent de subir dénient l’événement : « Ce n’est pas possible ; ça n’a pas pu arriver ; je ne peux le croire ; c’est un cauchemar ».
Bien sûr, consciemment ils constatent, comme tout le monde autour d’eux, que leur enfant est décédé, mais intérieurement, ils leur est impossible d’y croire.
« Je sais que j’ai perdu mon fils, mais en fait, j’ai l’impression qu’il est simplement en Dordogne chez mes beaux-parents ; je pense qu’il va revenir.
D’ailleurs, j’en ai parlé à ma femme pour savoir si je n’étais pas fou.
Cela fait drôle de savoir quelque chose sans parvenir à y croire vraiment ; habituellement, je suis plutôt rationnel, mais là, je ne m’y retrouve pas.
Elle m’a répondu qu’elle aussi, ne peut pas réaliser ce qui est arrivé ; lorsqu’elle se réveille, elle est persuadée qu’elle doit se dépêcher d’aller préparer le biberon ; cela lui prend quelques minutes pour retrouver la triste réalité. ».
« Je suis tellement persuadé que ça n’est pas arrivé, que ça m’arrive d’entendre mon bébé dans l’appartement.
Dans la rue, dès que je vois un bébé de loin, je regarde bien si ce n’est pas le mien ; j’ai l’impression que ça pourrait être le cas, même si, par ailleurs, je sais que c’est impossible. C’est comme si je refusais tellement d’y croire que je cherche en permanence une preuve.
Je voudrais tant que ça ne soit pas arrivé. ».
« Lorsque quelqu’un, qui m’avait vue enceinte, me demande des nouvelles de mon bébé, j’ai très mal, et, en même temps, j’ai envie de lui répondre comme si de rien n’était ; à ce moment là, j’ai presque l’impression que ça n’a pas pu arriver ; après, je me sens très mal parce que je suis obligée de rentrer à nouveau dans la réalité ; je ne peux quand même pas me raconter des histoires.».
Nous entendons là un refus de reconnaître l’événement comme vrai, tout en sachant que c’est arrivé.

3. Sentiment de révolte:
Le sentiment de révolte est d’autant plus violent qu’il s’agit d’une mort parfois inexpliquée et à laquelle personne ne s’attend.
Il y a quelque chose d’incompréhensible qui est inadmissible.
Les parents n’admettent pas que cela arrive à leur enfant.  « Pourquoi à nous, ce n’est pas juste, et ce n’est pas dans l’ordre des choses; nous nous sentons à part, comme pointés par le destin. »
« Lorsque j’ai prévenu la maîtresse de ma fille aînée que notre bébé était décédé, elle m’a répondu : mais enfin, ce n’est pas possible, ce n’est pas juste, il était si mignon ; c’est inacceptable ; comment expliquer cela aux enfants de la classe ? ».
Les parents voient souvent leur révolte attisée par leurs interlocuteurs choqués et désarmés par une annonce inattendue.
Le thérapeute servira de réceptacle à toute cette colère qu’il est souhaitable d’exprimer franchement.

4. Sentiment de ne plus pouvoir communiquer :
Avec le conjoint, avec les autres membres de la famille ou tout simplement avec l’extérieur.
Pour eux, la vie s’est arrêtée et pourtant, dehors, rien n’a changé.
Cette distance est liée à un grand sentiment de solitude qui leur semble ne pouvoir être partagé.
Les parents pensent que seul, quelqu’un ayant lui-même vécu un drame identique peut éventuellement parler avec eux, et ressentir l’intensité des moments qu’ils sont en train de vivre.
Le thérapeute, connaissant bien le drame que représente la mort d’un enfant pourra, en parlant avec les parents, leur faire comprendre qu’ils est à même de les entendre et qu’ils se situent sur un terrain qu’il a déjà exploré; qu’il lui est possible de les aider, même s’il ne peut, en effet, peut-être pas ressentir précisément ce que les parents ressentent.
Il ne s’agit pas là de ressentir la même chose que son patient, mais de pouvoir évaluer la dévastation, et d’aider le patient à s’en décharger, ne serait – ce qu’un peu et momentanément ; l’aider à continuer son trajet.
Notre rôle est d’aider les parents à formuler ce sentiment d’isolement car ainsi, d’une certaine façon, ils s’aperçoivent que justement quelqu’un d’autre peut l’entendre et qu’il y peut à nouveau exister une communication entre eux et l’extérieur.

5. Sentiment d’ambivalence par rapport à leurs enfants vivants :
Les parents se sentent, pendant un temps, surtout les parents de l’enfant mort et nous assistons à un désintérêt momentané pour les aînés.
Ils peuvent en vouloir aux autres enfants d’être tout simplement là; ceux-ci les empêchent de penser, de se consacrer au bébé mort et de pleurer.
Les enfants font de leur parents « des prisonniers de la vie », ils les obligent à continuer alors que leur seul souhait serait de s’arrêter.
Les enfants attendent de leurs parents une attitude d’adulte que ceux-ci sont dans l’impossibilité d’avoir (eux-mêmes ayant besoin d’être maternés, protégés, entourés).
Les problèmes se posent avec d’autant plus d’acuité que, dans ces moments là, chaque personne de la famille cherche sa nouvelle place et que, paradoxalement, chacun attend la même chose de l’autre: être traité avec beaucoup d’attention.
A d’autres moments, au contraire, les parents surinvestissent les aînés et leur donnent un rôle moteur que ceux-ci assument avec peine; ils se sentent devoir assurer une responsabilité de soutien qui ne correspond pas à leur statut.
Il est nécessaire d’en parler pour que les parents s’en aperçoivent et puissent éventuellement y remédier.
Il est souhaitable de mettre en évidence des attitudes qui ne correspondent pas à l’ordre ordinaire des choses. Ceci est d’autant plus difficile que la période elle-même se situe hors du commun.
Le thérapeute peut aussi parfois rassurer les parents qui doutent tant d’eux-mêmes à ce moment là, en expliquant qu’ils ne sont pas, comme ils le prétendent, de mauvais parents et qu’il est important pour leurs enfants d’avoir des parents qui continuent à jouer ce rôle.
Certains parents, devenus anxieux, craignent dès lors le pire pour leurs aînés et ne savent plus quelles attitudes adopter.
Ils ont peur de les voir à leur tour disparaître et ont, en effet, beaucoup de difficultés à poser des interdits, ou encore à prendre des décisions concernant leurs enfants : « Je ne sais plus ce qu’il faut dire à mes fils ; quand les autoriser ou quand leur interdire ce qu’ils nous demandent ; j’ai si peur de me tromper. Et si il leur arrivait quelque chose, à eux aussi ? ; j’ai été tellement nul avec le bébé .
Je me demande quel sorte de père je suis et quel chemin je peux montrer à mes enfants. Comment pourront-ils me faire encore confiance ? ».
Il est souhaitable de faire savoir aux parents que ce sont des réactions tout-à-fait naturelles et, en parlant avec le thérapeute, les parents peuvent prendre conscience de leurs blocages et des effets désastreux que ceux-ci pourraient entraîner.
Ils ont besoin de se sentir épaulés, et parfois un peu guidés, par quelqu’un d’extérieur.
Il ne s’agit évidemment pas de dire aux parents ce qu’ils auraient à faire avec leurs enfants, mais de les aider à se situer face aux situations qu’ils ont à affronter, au jour le jour, pendant un temps.
Les laisser exprimer ce qui fait obstacle pour eux, les aide à trouver la position qu’il souhaitent adopter face aux enfants qui les sollicitent.
Une position de totale neutralité ne ferait qu’accroître leurs doutes ; les questions que le thérapeute leur pose les aident à détecter ce qui fait problème à ce moment là.

6. Sentiment de culpabilité:
Il apparaît comme après n’importe quel deuil, mais avec d’autant plus d’intensité qu’une des fonctions parentales est de protéger son enfant et qu’en l’occurrence, la « protection » n’a pas pu avoir lieu.
Ce sentiment est renforcé par le très jeune âge de l’enfant et sa mort prématurée.
Lorsqu’on perd un parent, on a, entre autre, l’impression d’être abandonné par lui (ce qui provoque une agressivité à son égard ); dans les cas qui nous préoccupent, les parents ont ce même sentiment (sans se sentir le droit d’éprouver de l’agressivité contre leur nourrisson décédé) doublé de celui, terrifiant, d’avoir abandonné leur enfant.
Ils le formulent de façon très diverse, mais dans la plupart des cas, à un moment ou à un autre, ils ont l’idée que malgré tout, peut-être, ils auraient pu sauver leur enfant si...
« C’est la première fois que j’allais chez le coiffeur depuis mon accouchement ; je n’aurais pas dû. Si j’avais été là, ce ne serait pas arrivé. »
« Nous n’aurions pas dû accepter de passer les fêtes de fin d’année loin de chez nous ; je me demande si ce voyage ne lui a pas été fatal ».
« Le bruit des travaux au-dessus de chez nous l’a peut-être dérangé.
Il pleurait beaucoup. Nous aurions mieux fait de le changer de chambre ou de déménager chez mes parents le temps des travaux »
« C’était sa première semaine à la crèche. Peut-être aurait-il mieux valu envisager de le confier à une nourrice ? ».
« Il est mort chez sa nourrice. Est-ce qu’elle avait assez d’expérience ? Il aurait sûrement été plus surveillé à la crèche ».
Ce sentiment est renforcé par le manque d’explications concernant la mort subite: « on ne meurt quand même pas de rien ».
N’auraient-ils pas manqué de repérer un symptôme, un signe? Que n’ont-ils pas vu?
De nombreuses « reconstitutions dans l’après coup » sont effectuées et beaucoup d’hypothèses restent sans suite.
Il s’agit de l’expression du conflit entre l’omnipotence et les incertitudes de la vie.
Les réactions varient aussi en fonction de la place du bébé décédé dans la fratrie.
Lorsqu’il s’agit d’un premier enfant, la mère se reproche souvent de n’avoir
«  pas su faire » et d’être incapable d’élever un enfant (ce qui sera un handicap pour l’approche de l’enfant suivant si ce n’est pas repris avec quelqu’un ).
Les parents perdent aussi leur statut; ils ont été parents, ils le sont toujours... mais sans enfant.
Ils ne savent que répondre lorsqu’on leur demande s’ils ont des enfants.
Ils se demandent s’ils « sauront » être des parents, si ils le pourront.
Tous les éléments objectifs que nous pourrions leur exposer ne suffisent pas à les persuader puisque leur culpabilité persiste.
Les parents qui ont déjà un ou plusieurs enfants paraissent souvent un peu moins déstabilisés.
Ils ont une « preuve » qu’ils peuvent être de « bons parents ».
Ceci nous est d’ailleurs confirmé par l’insistance avec laquelle ils souhaitent venir nous voir avec le bébé suivant « pour nous le montrer », même si celui-ci est suivi ailleurs.
Nous avons remarqué que:

  • s’ils peuvent nous dire et nous répéter leurs doutes et ce qu’ils imaginent qu’ils auraient pu faire pour sauver leur bébé,
  • si nous gardons une écoute bienveillante, nous aurons aussi accès à eux pour leur transmettre des données objectives qui apaisent leur culpabilité et leur expliquent la réelle impossibilité d’empêcher la mort.

L’organique existe ; il y a, à ce jour, du « c’est comme ça » contre lequel ils ne peuvent rien faire.
C’est ce que nous nommons l’épreuve de la réalité.  

7. Sentiment de dévalorisation de soi-même:
Ce sentiment découle directement du précédent.
Les parents ont un sentiment d’échec, ils doutent de leurs qualités et de leurs certitudes.
La blessure est grande et met en danger l’équilibre qui existait auparavant.
En somme, toutes les valeurs basculent et font place à un grand doute.
Parfois, le doute devient si puissant que le bon sens disparaît: j’ai eu le cas d’une patiente qui, après avoir perdu son cinquième enfant, souhaitait en adopter.
A ma question concernant l’adoption, elle me répondit:  « Je ne sais plus les faire. Pour les quatre premiers il n’y a eu aucun problème, mais à partir de maintenant, ce qui émane de moi est mauvais, c’est plus sûr d’en adopter! ».
Quelle démonstration de l’intensité avec laquelle est ressentie la blessure narcissique!
Les entretiens suivants étaient vraiment nécessaires pour permettre à cette patiente, et à son mari, de se retrouver et de comprendre cette demande, et enfin de réparer au mieux leur narcissisme blessé.
« J’ai peur d’entreprendre quoi que ce soit ; je me sens tellement nulle que je pense être incapable de réussir les choses les plus simples ; je n’ose même plus faire la cuisine, j’ai l’impression que tout va brûler ! Je n’ai plus confiance en moi et je suis sûre d’avoir la poisse ; je fais un minimum de choses pour ne pas prendre de risques.».
Il s’agit ici, d’aider cette mère à retrouver, au moins un peu, d’estime d’elle- même de façon à lui permettre de faire face au « simple » quotidien.
Cette dévalorisation irrationnelle de soi-même sera handicapante au quotidien.
Elle viendra se mettre en travers d’activités banales en temps ordinaires, comme par exemple, aller visiter le nouveau-né d’une amie, de peur que cette simple visite « ne jette un mauvais sort au nourrisson ».
D’ailleurs, les mères ressentent de la part de leur entourage une réticence (« Ce n’est pas la peine que tu viennes à l’hôpital, tu pourras venir plus tard à la maison ; prends ton temps. ») qu’elles ne savent comment interpréter : soit leurs amies veulent les protéger, soit elles n’ont pas très envie de les voir.
Une mère ayant apporté à l’hôpital une grenouillère lors de la naissance du bébé de son amie, a constaté que celle-ci ouvrait immédiatement les cadeaux (trois amies étant arrivées en même temps) sauf le sien.
Elle n’a jamais vu le bébé porter cette grenouillère et en a été, à tort ou à raison, très blessée.
C’était, pour cette patiente, comme si la MSN était parfois perçue, par elle- même ou par les autres, comme contagieuse.
Le manque de confiance témoigné par l’extérieur venait confirmer et renforcer son propre son propre sentiment de dévalorisation.

8. Sentiment de perte des repères :
L’impression d’être amputé fait perdre momentanément ses repères.
Comme nous l’avons vu précédemment, les parents ont des difficultés à se situer face au quotidien car, justement, leurs références habituelles ont disparues ; leurs certitudes aussi.
Il n’y a plus de points fixes pour eux ; la seule perspective est celle du manque.
A cette étape, le thérapeute essaye aussi d’aider les parents à retrouver leurs désirs.
Ils s’autorisent en effet très difficilement à rire, à avoir du plaisir, à faire des projets et osent à peine vivre.
Ils se demandent s’ils en auront à nouveau envie et à partir de quand ils en auront le droit.
On entend souvent:  «  Hier, je me suis surpris à rire ».
Comme si c’était devenu une impossibilité, et qu’un jour, la vie ait pu reprendre le dessus, à l’insu de lui-même.
Les parents ont peur de rire parce que « c’est comme s’ils avaient momentanément oublié »; « il ne faut surtout pas que ça échappe » et puis « les autres pourraient penser que je suis heureux alors que je souffre tant », « c’est honteux »...
« Je ne supporte pas le regard des autres lorsque je ris ; j’ai l’impression qu’ils pensent que je remonte la pente, alors que je ne fais que m’évader trois secondes ; c’est insupportable pour moi de me sentir évalué sur des mimiques de la vie quotidienne.
Je ne peux quand même pas hurler toute la journée pour crier au monde ma souffrance ! De temps en temps, j’essaye aussi de participer aux conversations et immédiatement après, je repars dans mes idées obsédantes. ».
« Je n’ai plus l’impression de savoir quelle est ma place lorsque nous sommes avec des amis ; d’ailleurs je ne sais parfois même plus qui sont mes amis . Ceux que je sentais proches avant, ne se sont pas toujours montrés à la hauteur, d’autres, au contraire, ont été formidables.
J’ai l’impression d’être dans une machine à laver qui serait en train de tourner ! ».

III . ROLE DE L’EQUIPE MEDICALE

A. Prise en charge précoce.
Plus la prise en charge de la famille est précoce, meilleures sont nos possibilités de prévention.
Nous adaptons notre écoute à chaque cas, en laissant les parents raconter leur histoire (qui est significative depuis bien avant l’épisode dont il est question et qui nous aide à mieux comprendre les réactions actuelles); nous prenons soin de ne pas rapprocher ce cas d’un autre; chaque histoire est unique.
Consigner la chronologie des faits dans un dossier rassure les parents à la fois sur la non disparition complète et définitive de l’enfant décédé (trace officielle) et sur l’éventualité d’une prise en charge en ce même lieu d’un futur bébé.
Les parents savent qu’ils peuvent nous appeler plusieurs fois par jour s’ils le souhaitent et souvent, longtemps après, ils nous disent à quel point il était réconfortant d’avoir eu un lieu à soi quand ils se sentaient basculer.
Lors de ces premiers entretiens, nous essayons de déceler si les parents ont eu dans leur passé, antérieur à cet événement, des épisodes pathologiques.
Ceci dans le but éventuel de les orienter vers une prise en charge psychologique plus importante, les psychothérapies ne se pratiquant pas dans notre service.
Nous établissons un dialogue (et surtout pas un monologue) qui permette aux parents un retour progressif à la réalité nouvelle.
Les parents doivent se sentir compris et entendus.
Nous ne cherchons pas à imposer une ligne de conduite ou une « bonne façon » de penser.
Nous sommes là pour écouter, pour contenir et pour aider chacun à trouver sa propre voie pour faire face.
C’est un rôle particulièrement délicat car, comme nous l’avons vu plus haut, il suppose une connaissance assez complète des problèmes rencontrés par ces familles.
Il s’agit pour le thérapeute d’être très à l’écoute car les « faux pas » engendrent immédiatement la rupture du dialogue.
C’est une relation de confiance qui doit s’établir et un long chemin à parcourir ensemble.
Nous les rassurons en leur expliquant que c’est une période où les sentiments sont ambivalents.
Nous les aidons à formuler que ce qu’ils ressentent n’est pas clair; ils ont envie de mourir et de vivre à la fois; ils se sentent bien à certains moments et très mal à d’autres...; ils savent qu’en avouant ceci à un professionnel, ils ne seront pas jugés et ne recevront pas de conseils.
Ils pourront mettre un peu d’ordre dans leurs idées, sans avoir d’explications à fournir.
Le thérapeute est alors une sorte de garant de leur mémoire et de leurs émotions.
On peut lors de ces rencontres parler de l’enfant décédé, prononcer son prénom, se rappeler des souvenirs (agréables ou non), montrer des photos ou évoquer tous les regrets, sans provoquer de gêne.
Le thérapeute joue alors un rôle de trait-d’union entre la mort et la vie.
Ces entretiens permettent aussi aux parents de commencer à envisager certains projets; ils font ainsi à nouveau partie des vivants puisqu’ils évoquent l’avenir.
Ce sont des temps de réflexion sur ce qui est arrivé qui permettent d’introduire le futur.
Nous tentons de rassurer les parents quant à la « normalité » de ce qu’ils éprouvent et des différentes étapes qu’ils traversent:  « Vous êtes sûre que je ne suis pas devenue folle? », « Est-ce que les autres ressentent la même chose que moi? », « En avez-vous vu qui s’en sont remis? », « Je n’ai plus envie de rien, je ne suis plus moi-même ».
Lorsqu’un tiers leur dit que, même si l’on n’oublie jamais, la douleur s’estompe, ils essayent (sans y parvenir tout de suite) d’y croire et de s’accrocher à une parole qui les tire vers l’avenir.
Parallèlement à cette aide purement psychologique, la prise en charge somatique est indispensable.

B. La prise en charge somatique:
Les parents ont besoin d’être assurés qu’une exploration méticuleuse des événements qu’ils relatent, sera faite.
Ils veulent que tous les éléments soient pris en considération, sans omettre la moindre information.
Ils attendent des éclaircissements ou des hypothèses.
Ils demandent des précisions médicales sur la mort subite, car ils sont, en général, bien loin de ce problème, et souhaitent en parler de façon détaillée avec un médecin.
Pour ce qui est de l’autopsie, ils veulent avoir un descriptif précis de ce qui sera fait à leur enfant, et connaître l’état dans lequel il leur sera rendu; ils demandent bien souvent les raisons pour lesquelles il serait souhaitable de donner leur accord, et ce qu’ils peuvent en espérer.
Les entretiens avec les médecins sont indispensables pour la lecture des résultats de l’autopsie.
Si aucune cause n’a pu être trouvée pour expliquer le décès, les parents sont souvent déçus et parfois incrédules.
Le médecin donnera les informations dont il est détenteur et assistera les parents dans leur souffrance face à ce qui reste inexplicable à ce jour.
En cas d’autopsie positive, le médecin pourra fournir un diagnostic et des explications à la mort.
Ceci modifiera évidemment les réactions des parents, puisqu’ils sauront de quoi leur enfant est décédé. Pour la plupart des parents que nous rencontrons, cela procure « un soulagement » de pouvoir comprendre ce qui s’est passé .
« Avant d’avoir les résultats de l’autopsie, je me sentais coupable ; maintenant, ça va mieux de ce point de vue là, parce qu’il y a une vraie raison ; je n’aurais pas supporté de n’avoir aucune explication ; c’est pour moi un peu comme un accident ; on savait bien que les malformations cardiaques existaient  ».
Il est possible, dans ce cas, de poser un diagnostic et des mots sur le décès, mais, de toute façon, les parents ont besoin d’obtenir des commentaires et d’en parler avec un professionnel.
Lors de la grossesse suivante, le médecin pourra aussi expliquer la prévention organisée pour le futur bébé, ainsi que les examens qui seront effectués.
Ces explications seront essentielles pour la sécurité des parents.
Ils sauront que le médecin prendra toutes les précautions possibles en tenant compte des antécédents familiaux.

C. Prévention
Ces entretiens sont enfin destinés à établir une prévention:

  • pour la fratrie
  • pour le couple
  • pour une nouvelle (éventuelle) grossesse
  • pour l’enfant à venir
  • pour un bon maintien des relations entre les générations (grand-parents).

1. Pour la fratrie:
Un aîné auquel les parents n’ont pas su ou pu dire ce qui s’est passé, se sent perdu.
Il croit qu’on lui cache quelque chose et le manque de clarté provoque une très grande confusion dont il ne peut se sortir par lui-même.
Il devient craintif et anxieux.
Notre rôle est d’aider à poser des mots sur les événements pour éviter l’émergence de symptômes qui apparaîtraient après le décès du nourrisson.
Par exemple, un enfant auquel les parents (ne pouvant prononcer le mot mort ) auraient dit que le petit frère dort, pourra facilement devenir insomniaque, craignant de disparaître à son tour.
Si on lui dit que son frère est « parti », il supportera très mal les séparations (ne fussent-elles que d’un quart d’heure!).
Il peut perdre en partie la confiance qu’il a dans ses parents et le dialogue deviendra difficile.
Il ressentira, lui aussi, la solitude évoquée ci-dessus.
Il ne peut en parler à personne.
D’ailleurs, pour que son petit frère disparaisse, ses parents s’en occupaient-ils vraiment bien?, ne l’auraient-ils pas abandonné?
Il aura des doutes sur les capacités de ses parents à prendre soin de lui et en éprouvera de l’insécurité.
C’est une période où l’enfant se demande quel est son rôle dans cette histoire (« après tout, je ne l’aimais pas tant que ça ce bébé, et si ça l’avait tué? »).
Son besoin de réassurance est d’autant plus vif qu’il s’agit dans la plupart des cas, de sa première confrontation à la mort et au définitif.
L’enfant est désarmé par le changement d’attitude de ses parents.
Il ne comprend pas pourquoi, soudain, ils sont si différents, si nerveux, tristes et désemparés.
Et lui alors, ne compte-t-il pas? Pourquoi les signes d’affection se font-ils rares?, et pas comme avant?
La désillusion de la toute-puissance parentale et leur changement d’image sont difficiles à admettre et à comprendre.
Ce ne sont plus tout-à-fait les mêmes parents et ce n’est pas facile de s’en plaindre.
Les enfants sont prêts à tout pour aider leurs parents à sortir de la dépression.
Ceci m’a été bien démontré lors d’un premier entretien avec une mère et son fils (Cédric) de six ans et demi (Eloïse était décédée un mois auparavant).
La mère a beaucoup pleuré ce jour- là et à la fin de l’entretien le petit garçon
( en présence de sa mère ) me dit:  « Tu sais, j’ai une idée pour aider maman: dis-lui qu’à partir d’aujourd’hui, à la place de m’appeler Cédric, elle n’a qu’à m’appeler Eloïse  »...
Souvent, les parents ne sont pas conscients des efforts entrepris par leurs enfants « pour les aider ».
Le prix de ces efforts est bien souvent trop élevé et difficile à justifier.
Le questionnement des enfants n’est toutefois pas toujours explicite, c’est au thérapeute de le mettre en lumière pour aider les parents à y répondre.
L’enfant est heureux et soulagé de pouvoir dire à un tiers sa douleur, sa colère et ses inquiétudes.
Il cherche, lui aussi, à trouver une place stable au sein de la nouvelle configuration familiale.
Les frères et sœurs ne se donnent pas le droit d’exprimer toute l’intensité de la palette de sentiments qu’ils éprouvent, et en particulier, la violence de leur souffrance.
Ils ont l’impression que la souffrance des parents prime : « Moi, ce n’était rien à côté de ce que mes parents devaient ressentir ; des parents, c’est pas pareil ».
En effet, ce n’est pas pareil (aucune douleur n’étant comparable, ni identique), mais la fratrie a généralement le réflexe de vouloir minimiser sa peine, voulant épargner aux parents des soucis supplémentaires : « Ils souffrent bien assez ; il vaut mieux s’effacer et rester discret ; ce n’est pas la peine d’en rajouter. ». 
Le thérapeute, lui, apparaît suffisamment solide pour supporter ce que ses parents ne sont pas encore prêts à entendre.
Nous aidons les familles à trouver une nouvelle structure un peu moins mouvante.
Le flou est pathogène.
Par exemple, nous avons expliqué à Cédric qu’il est le premier enfant; que chaque enfant a sa place et qu’il n’est pas question de remplacer Eloïse.
Personne ne remplace personne.. Sa maman et son papa l’aiment pour lui même et pour ce qu’il est.
Bien sûr, ses parents ont beaucoup de chagrin de n’avoir plus Eloïse avec eux, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne l’aiment pas, lui, même s’ils n’arrivent pas à le lui dire en ce moment.
Il ne doit surtout pas chercher à être un autre, en particulier Eloïse, pour être aimé et avoir droit à sa vie.
En somme, nous tentons de repérer les situations qui sont (ou qui pourraient devenir) pathologiques.
Nous assistons souvent des enfants qui sont en passe de devenir « les parents de leurs parents »; les éclaircissements fournis par chacun leur permettent de trouver la place qui leur convient.
Les enfants auxquels l’on a pu dire de façon claire ce qui s’est passé dès le départ ne présentent pas de signes particuliers, ni de grandes difficultés par la suite.
Nous voudrions illustrer ceci par la rédaction d’une jeune fille en classe de 5ème(12ans) : «  Il vous est arrivé d’avoir à subir un brutal changement : déménagement, entrée à l’école, naissance d’un frère ou d’une sœur, divorce. Racontez la façon dont vous l’avez vécu. ».
« Quand j’avais trois ans, j’ai eu un brutal changement : j’avais eu une petite sœur : E. Malheureusement, un après-midi, quand elle avait presque un an…
Nous étions tous à la maison avec E., le nouveau bébé.
Mes parents étaient très fiers de ce si beau nouveau- né. Moi, j’avais déjà deux grandes sœurs : C. et J.. J’étais très heureuse d’avoir enfin une petite sœur à qui je pourrais donner des conseils, chouchouter, m’occuper d’elle…
Malheureusement, E. ne réussit plus à respirer et mourut.
Les pompiers arrivèrent et essayèrent de la sauver en vain.
Après cela, nous jouions à « Bébé mort et les pompiers ». Une de mes sœurs faisait la « morte ». Moi j’appelais les pompiers et l’autre faisait les pompiers.
J’étais très triste de n’avoir personne avec qui jouer. Personne qui me considérerait comme la grande, celle qui connaît déjà tout. Je trouvais cela injuste et j’en voulais à Dieu et aux pompiers. J’en voulais à Dieu car il l’avait repris de ce monde et aux pompiers car ils n’avaient pas pu la sauver.
Ensuite je me résolus à ne plus avoir de petite sœur.
De toutes les façons, je ne pouvais rien faire. Ce n’était pas de ma faute.
Soit j’acceptais ça comme un fait. Soit toute ma vie j’en ferais un complexe.
J’ai choisi la première solution.
Il ne faut pas oublier mais ne pas y penser tout le temps. ».

2. Pour les grands-parents
Le thérapeute peut aussi aider au bon maintien des relations entre les générations.
En effet, les grand-parents ont un rôle très difficile et ne sont pas toujours à même de soutenir leurs enfants dans cette épreuve.
Ils sont très malheureux et ne savent quel comportement adopter.
Ils arrivent difficilement à aider leurs enfants et se sentent impuissants.
En effet, si les grand-parents font part de leur désarroi avec trop d’intensité, leurs enfants ne sont pas en mesure de les consoler et ils leur en veulent : « après tout, c’est quand même à nous que c’est arrivé. ».
Si, au contraire, ils cachent leur douleur et ne l’expriment que modérément, les enfants les croient indifférents!
Les grands-parents sont relancés sur leur jeunesse (il arrive que ceux-ci aient également perdu un enfant et que leur propre plaie ne soit pas refermée, ils ont besoin d’en parler).
Ils se trouvent aussi face à une rupture dans leur descendance et à leur propre mort.
Ils se sentent parfois coupables d’être en vie, alors que l’enfant, « dont ce n’était pas le tour », est décédé.
Les relations varient en fonction de celles qui existaient avant, de la part qu’ils ont éventuellement pris dans le projet de cet enfant et de ce qu’ils ont pu dire en se penchant sur le berceau au moment de la naissance.
Toutes ces données émergeront après le décès de l’enfant avec d’éventuelles interprétations liées à la nouvelle configuration.
Parfois, les conflits de générations éclatent avec force : « bien sûr, avec vos nouvelles méthodes, vous donnez le biberon à n’importe quelle heure et ensuite, on ne sait pas les effets que cela peut avoir. »
« Etait-il vraiment nécessaire d’aller ce jour-là chez vos amis? »
Ces blessures sont difficiles à apaiser s’il n’y a pas un médiateur, parce qu’il y a trop de colère continue sous-jacente.
Un rien suffirait pour qu’elle éclate et que les relations soient rompues, alors que l’unité de la famille est justement si précieuse.

3. Pour le couple
Dans le couple, nous aidons à restaurer un dialogue qui se fait parfois rare ou difficile.
Il est courant que les deux conjoints ne ressentent pas les mêmes choses au même moment et se sentant loin l’un de l’autre, une rancœur et une distance apparaissent.
Ceci survenant dans une période de fragilité morale, les différends déjà existants
prennent de l’ampleur et les conflits s’installent.
La colère et la révolte liées à la mort peuvent être déversées sur le conjoint en lui attribuant un sentiment d’indifférence.
On entend :  « Au moment où j’ai le plus besoin de lui, il s’investit complètement dans sa vie professionnelle », à quoi l’homme répond:  « Si je ne suis pas fort, si je ne fais pas en sorte que la vie continue, comment s’en sortir? C’est mon rôle! ».
La mère éprouve une douleur et une frustration physique, alors que le père souffre tout autant, en ayant à cœur de rester le pilier de la famille.
Leurs modes d’expression ne se placent ni aux mêmes niveaux ni dans les mêmes temps.
La présence d’un tiers leur permet de se parler plus franchement, car les risques de débordements sont moindres.
Notre rôle est, là encore de permettre aux parents de parler et de dissiper, le cas échéant, les malentendus, afin qu’ils puissent assumer, ensemble, ce deuil.
S’il n’est pas rare de voir certains couples se séparer après une mort subite, d’autres, au contraire, se rapprochent, et deviennent plus soudés qu’auparavant.

IV. LA NOUVELLE GROSSESSE ET L’ENFANT SUIVANT

En ce qui concerne le projet d’une nouvelle grossesse, les parents ne sont pas toujours en phase.
On retrouve chez l’un ou l’autre une ambivalence liée à la fois au désir « d’avancer », et en même temps à la peur d’effacer encore plus l’enfant mort (allant jusqu’à la peur « de le tuer une deuxième fois »); les désirs d’enfant ne sont pas très stables.
Nous notons d’ailleurs que, même déjà enceinte, certaines femmes sont encore ambivalentes.
Elles ne s’aperçoivent souvent qu’à la fin du deuxième mois qu’elles sont enceintes, ou encore ne prennent pas de poids avant le quatrième mois.
Il y a comme une sorte de frein à la prise de conscience qu’une nouvelle vie est en cours, tout en la désirant vivement.
Si nous décelons qu’il s’agit essentiellement d’un déni de perte ou d’une défense massive contre l’effondrement dépressif, nous essayons de mettre en place une série de rencontres qui permettent de reparler longuement de l’enfant décédé ( en tenant compte du temps écoulé depuis la perte de l’enfant précédent, et au cas par cas).
La prise en charge des familles lors de cette nouvelle grossesse est primordiale, car nous les aidons à «accueillir » l’enfant à naître et à ne pas « simplement » l’attendre.
Il s’agit d’un travail psychique difficile après un deuil, puisqu’il se situe à un moment où l’ambivalence est très marquée, inhibante et douloureuse à admettre pour la mère.
Elle se sent fragile, inquiète, et parfois seule; le bébé le ressent car, comme nous le savons, les échanges foeto-maternels sont étendus et puissants.
Les relations postnatales sont fortement conditionnées dès la grossesse et cela pose de nombreux problèmes à la mère qui nous demande si l’enfant « ne souffrira pas des angoisses qu’elle éprouve, s’il se développera quand même harmonieusement »; elles craignent d’avoir une « mauvaise » influence sur son développement physique (« il sera petit et ce sera ma faute ») et en éprouvent de la culpabilité.
Les familles ont besoin d’être entendues sur ces thèmes, car ils deviennent obsédants et insupportables.
La question du temps à respecter entre le décès et une autre grossesse est très difficile à traiter, car elle dépend essentiellement des interlocuteurs, de leurs désirs, et du travail qu’ils ont réussi à faire avec eux-mêmes.
En effet, une nouvelle grossesse qui suit immédiatement la perte d’un bébé, sans aucun travail d’accompagnement, s’avère souvent compliquée, car elle ne comblera pas le vide ressenti par les parents, et aura des répercussions sur l’enfant à venir.
Nous assistons parfois à des désirs d’enfants « à l’infini » après une mort subite, avec, après chaque naissance, la même déception:  « Il ne remplace pas notre petit Olivier ».
Un nouvel enfant ne pourrait être envisagé pour lui-même, sans l’ébauche d’un travail de deuil; il a besoin de parents disponibles, à l’écoute, qui ne le confondent pas.
Petit à petit, il pourra ainsi prendre sa place (même si au début certaines confusions sont inévitables, elles s’estomperont, car, à un certain moment, les comparaisons avec l’enfant précédent ne seront plus possibles).
Cependant, pour certaines familles, la venue d’un nouvel enfant, même dans un délai court, n’a rien de pathogène; ils nous disent, au contraire, se sentir « tirés vers la vie », et l’attente (souvent conseillée) pour une nouvelle grossesse les rend très anxieux:  « Plus le temps passe, plus j’ai peur et plus je me sens déprimée ... »;   il apparaît clairement que, tout en restant très vigilants, et à l’écoute, nous devons garder à l’esprit qu’il n’y a pas de règle.
La mort du nourrisson ne doit pas être escamotée.
Nous encourageons chacun à prendre son temps, c’est-à-dire celui qui lui est nécessaire, selon son rythme, sans chercher de réparation trop hâtive ni, non plus, tomber dans l’excès inverse qui pourrait aboutir à une attente pathogène de la résolution du deuil.
Le temps n’est pas le même pour chacun et il n’y a pas de recette; nous sommes simplement à l’écoute des parents qui, dans la plupart des cas, savent bien ce qui leur convient et ce dont ils sont capables.
Les « conseils » prodigués par l’entourage, ou même par certains représentants de l’ordre médical, peuvent être positifs pour les uns et entraîner des catastrophes pour les autres.
Les parents attendent surtout de leurs interlocuteurs qu’ils aient un peu plus de temps à leur donner...et peut-être un peu moins de « conseils »!
Le choix des prénoms est à aborder, si possible, car il n’est jamais anodin.
En effet, comme nous le savons, il est nocif et dangereux pour le nouveau bébé d’être considéré comme un remplaçant du précédent, et à ce titre, son prénom sera très signifiant.
Chaque être humain a besoin d’une identité propre, afin d’être à même de se situer et de trouver sa place.
Les confusions sont forcément nocives.
Une petite Julie, qui était décédée, a eu une sœur prénommée Juliette. Les parents nous ont bien précisé : « Julie n’a pas complètement disparu, elle est dans Juliette... ». D’autres parents, qui avaient perdu Jérémy, ont nommé leur deuxième fils Jimmy.
Nous retrouvons des connotations identiques (et parfois le même nom de baptême, ou pire, le même prénom officiel) qui provoquent, non sans conséquences, de sournoises et regrettables confusions.
Nous connaissons tous des exemples célèbres de destins tragiques : Vincent Van Gogh portait le même prénom que son frère décédé; Victor Hugo a prénommé sa fille Léopoldine après avoir perdu son fils Léopold.
En parlant des prénoms avec les parents, nous avons l’occasion d’évaluer comment ils se situent par rapport à leur deuil et de les aider à en prendre conscience.
Pendant la grossesse, la mère est relancée sur sa grossesse précédente (ce qui est vrai aussi lorsque l’enfant précédent est vivant), mais dans notre cas, elle a peur de revivre une histoire qui va mal se terminer.
La mère essaye d’imaginer son bébé, mais celui qui lui vient à l’idée, est celui qui est décédé.
Elle essaye de projeter une nouvelle histoire, mais elle ne peut s’empêcher de penser à ce qui est arrivé ; elle ne voit pas d’autre issue « puisque la fois précédente, il n’y avait pas non plus de raisons pour que cela se passe mal, j’ai très peur ».
« Avant, j’étais insouciante ; je n’ai jamais pensé que ma grossesse pourrait poser des problèmes ; maintenant, je n’arrête pas d’y penser ; je doute de tout ».
Elle peut, avec nous, tenter d’éponger les fantasmes qui tournent autour de ses idées de répétition et de remplacement, et nous la soutenons dans cette nouvelle expérience.
La façon dont elle imaginera son futur bébé et les projets qu’elle fera pour lui sont très importants pour la teneur et la qualité des relations qui les lieront.
Nous devons aider la mère, pendant sa nouvelle grossesse, à comprendre, petit à petit, qu’il s’agit d’un nouvel événement; à imaginer son bébé à venir (cf.: S. Lebovici: Le nourrisson, la mère et le psychanalyste: les interactions précoces Paris Centurion 1983).
S. Freud, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926 ), précise déjà les rapports entre la grossesse et l’enfant qui va naître:  « La vie intra-utérine et la première enfance sont bien plus en continuité que ne nous laisse croire la césure frappante de l’acte de naissance. » (Fin de citation).
« L’enfant imaginaire » influera beaucoup sur le début de la vie du « bébé réel ».
En effet, celui-ci sera (ou non) conforme à ce qu’imaginait sa mère; de cette
conformité dépendra l’accueil réservé au bébé.
Nous écoutons des mères qui ne peuvent parler à personne de leur déception et qui éprouvent une forte agressivité à l’égard du nourrisson (agressivité qui les rend d’autant plus coupables qu’elles craignent sa mort).
Durant la grossesse, la proximité entre la mère et son bébé est si grande, que ce qui est ressenti par la mère entraîne des retentissements sur l’enfant, et inversement.
C’est la raison pour laquelle il est souhaitable de parler à un professionnel des idées pénibles qui peuvent envahir la mère au lieu d’essayer de les « tasser », et d’effectuer des séries de fuites en avant pour feindre d’ignorer ces difficultés.
Ce n’est pas grave d’avoir des idées douloureuses ; c’est problématique de faire comme si elles n’existaient pas.
La mère et son bébé sont profondément connectés.
Moins le bébé sera perçu comme « bon » :  « Il sera mignon; il ira bien; ce sera un bébé agréable... », plus il y a de possibilités de dépressions (qui peuvent être graves) du post-partum, dépressions qui affectent et qui nuisent de façon significative au développement physique et affectif de l’enfant.
Nous ne devons en aucun cas sous-estimer l’importance capitale de la relation mère-enfant pendant la grossesse.
Nous rencontrons beaucoup de parents qui ne s’autorisent pas trop à câliner leur
enfant (peur de trahir le précédent) et qui éprouvent de grosses difficultés (au début) à s’attacher à lui, par crainte de le perdre.
C’est la traduction de l’état des images parentales.
Ils ont très peur et ont hâte de voir le temps passer (ils nous donnent souvent l’âge de leur bébé en nombre de jours: « mon fils a 47 jours »).
La date anniversaire de deuil du précédent, les quatre premiers mois, et enfin l’année sont, pour eux, des seuils très importants.
Les mères exercent une vigilance accrue, mais n’osent pas y croire.
Elles décrivent clairement leur attitude : « Je fais tout ce qu’il faut pour lui, mais j’ai trop peur, le cœur n’y est pas ».
« Pour mon premier fils, je pensais que j’aurai des relations intenses au moment où il pourrait marcher et malheureusement, il n’a jamais marché ; je m’en suis voulu amèrement.
Maintenant, ma femme est enceinte et nous faisons de l’haptonomie ; ça me touche énormément, mais quand je me projette dans l’avenir, j’ai terriblement peur de la naissance, et je ne suis pas sûr d’arriver à avoir le courage de m’attacher au bébé ; je ne supporterai pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.  ».
Ces parents ressentent une sorte de vide affectif difficile à extérioriser.
C’est très difficile de dire cela à leur entourage, car les femmes ressentent de la honte ( c’est un moment où elles sont supposées être heureuses) et nous les soutenons dans ces débuts difficiles.
Elles sont déroutées par l’oscillation qu’elles éprouvent entre un désinvestissement et un surinvestissement de ce nouvel enfant (oscillation relative à la culpabilité par rapport au bébé mort).
Lorsqu’une femme est enceinte après avoir perdu un enfant, elle a, dans la plupart des cas, le sentiment de trahir l’enfant décédé et, en même temps, l’enfant à venir est considéré comme un « enfant précieux ».
La multiplicité des facteurs de tension peut entraîner des débuts hautement
pathogènes s’ils ne sont mis en évidence et pris en considération par l’équipe soignante.
Si cette période dure trop longtemps, le bébé pourra éprouver des manques et toutes sortes de difficultés (allant de l’anorexie à l’insomnie, en passant par des maladies psychosomatiques variées) qui envenimeront les relations.
L’ensemble de la famille s’en ressentira.
 
CONCLUSION
Après avoir analysé dans le détail les différentes étapes qui suivent la mort subite d’un nourrisson, nous constatons qu’il faut beaucoup d’écoute, de temps, d’attention et de chaleur pour aider les familles à se retrouver un peu dans cette tempête et à faire le mieux possible le deuil de leur enfant.
Nous souhaitons insister sur les difficultés que les familles éprouvent pour tenter d’émerger de ce drame qui les laisse dans une détresse indicible.
Sans aide extérieure, il leur est très difficile d’arriver à faire le point sur ce qui pourrait les aider à retrouver des perspectives et à élaborer des projets.
Ces familles se sentent isolées et en marge.
Elles ont le sentiment que le sort s’est acharné sur elles ; que c’est incompréhensible, injuste et incommunicable.
Chaque personne consultée ( le pédiatre, l’obstétricien ou le thérapeute) aura, à travers ses propos, une très grande importance, et ses phrases ou ses explications resteront gravées dans la mémoire des familles.
Elles auront besoin de professionnels formés aux problèmes spécifiques du deuil
pour répondre aux différentes questions médicales ou psychologiques qui se posent à elles.
Ces professionnels pourront entamer un dialogue suffisamment constructif et chaleureux, pour permettre aux familles en deuil d’extérioriser ce qui les dévaste.
Les familles pourront également faire appel à des associations spécialisées qui leur seront , bien souvent, d’une grande aide.
Les patients qui se sentent entendus ne se renferment pas dans un mutisme qui ralentirait considérablement leur évolution dans le deuil.
Le thérapeute pourra soutenir son patient en lui faisant clairement savoir qu’il l’écoute et qu’il l’entend ; que les phases successives à travers lesquelles le patient passe sont les chemins incontournables à parcourir après la perte d’un enfant et qu’il prend en considération son inévitable souffrance.
Lorsque le patient est relancé, à travers ce décès, sur un deuil antérieur, le thérapeute l’aidera à ne pas faire d’amalgames qui pourraient rendre la situation encore plus confuse.
Chaque membre de la famille aura à affronter sa propre souffrance en relation avec celle des autres et pourra éprouver des difficultés à trouver de nouveaux repères.
Les relations avec l’entourage ne seront pas toujours aisées et il faudra parfois faire face à des situations insupportables.
Certaines phrases, que nous appellerons des « phrases assassines » sont inacceptables et engendrent un sentiment d’incompréhension de révolte et d’isolement.
Nous pourrions citer, par exemple, celles que les patients nous relatent fréquemment et qui, par conséquent, ne sont pas rares :
« Vous êtes jeunes, vous aurez d’autres enfants ».
« Ce n’était qu’un bébé ; vous n’avez pas eu le temps d’avoir trop de souvenirs.
C’est plus dur de perdre un enfant plus âgé ».
« Vous allez vite oublier ; avec le temps, tout s’efface ».
En somme, les familles en deuil sont projetées dans des problèmes qui leur
étaient généralement étrangers auparavant et se sentent parfaitement démunies.
Nous devons être vigilants et ne pas sous-estimer leur douleur pour pouvoir les aider à se tourner vers l’avenir en pensant (pansant) leurs blessures, afin d’éviter au maximum les deuils pathologiques et les dépressions graves qui pourraient survenir par la suite.
La prise en charge et le travail de prévention concerne l’ensemble de la famille et leur permet d’envisager l’avenir avec plus de sérénité, en ayant évacué, non pas la totalité de leur peine, mais ce qui venait parasiter leurs pensées.
Comme Kierkegaard, nous essayons de leur dire: « La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant ».

BIBLIOGRAPHIE

L’on peut se référer, entre autres, aux ouvrages suivants :

BION (W.R.), Aux sources de l’expérience, (1962), Paris, P.U.F. 1991.

BOURGUIGNON (O), Mort des enfants et structures familiales, Paris, P.U.F.,1984

De Broca (A), Malaise et mort subite du nourrisson. Paris, Lamarre 1993.

MAZET (Ph.), LEBOVICI (S), Mort subite du nourrisson : un deuil impossible ? Paris, P.U.F.1996

Association le Cairn, La mort subite du nourrisson. Comment vivre sans lui ?
Collection vivre et comprendre, Ellipses 1997.

FRYDMAN (R) FLIS-TREVES (M), Mourir avant de n’être ?, Paris, O.Jacob 1997

HANUS (M) SOURKES (B.M.), Les enfants en deuil. Portraits du chagrin.
Collection Face à la mort, Frison-Roche 1997.

RAIMBAULT (G.), Lorsque l’enfant disparaît. Paris 1996, O. Jacob.

SEYROS (F.), Pochée. Paris 1995, L’école des loisirs. (Avec un CD).

LEBOVICI (S.), Le nourrisson, la mère et le psychanalyste : les interactions précoces. Paris 1983, Centurion.

FREUD (S.), Inhibition, symptôme et angoisse. 1926.