Adolescence et Découverte du corps
Michèle Lachowsky, gynécologue
Service Gyn-Obs - Pr. P. Madelenat. Hôpital Bichat - Paris
" Si l'adolescent est le regret de l'adulte, c'est que celui-ci réalise mieux, plus tard, qu'alors s'est ouvert un grand espoir, presque toujours trop vite refermé. "
Georges Amado
INTRODUCTION
L'adolescence ne nous paraît guère un état, et encore moins le statut qu'on veut en faire aujourd'hui, mais bien plutôt un temps en mouvement, temps de travail et de crise.
Processus un peu paradoxal, où à partir de ce corps déjà plus ou moins construit de l'enfance doit se constituer un corps tout nouveau, nud de sens et de sensations, soumis au regard de l'autre. L'autre de sa tribu essentiellement, mais aussi l'autre sexe.
C'est la grande aventure de l'adolescence, la découverte ou plutôt l'appropriation de son corps sexué, aventure étonnante, inédite pourrait-on dire, car manquent à l'enfant les mots pour le dire et à l'adulte les rites du passeur.
Le gynécologue a-t-il dans notre société un rôle à jouer, une main et une oreille à tendre pour faciliter cette transition, cet " accouchement " ?
Adolescent, participe présent du verbe latin " adolescere " qui signifie grandir, ce verbe dont le participe passé n'est autre que notre " adulte " qui, pour Balzac encore, s'opposait à l'homme mûr, autrement dit l'adulte a longtemps été un adolescent même pour les bons auteurs.
Mais qu'est-ce donc que l'adolescence, où se situent les frontières de ce curieux pays ? Plutôt une histoire qu'une géographie, plutôt un temps qu'un espace, comment le définir si ce n'est comme un no man's land, un no woman's land où, de métamorphose en métamorphose, un petit d'homme va devenir un grand, entre les parenthèses symboliques de l'enfance et de la pré-maturité, âge imprécis qui fait couler beaucoup de d'encre et autant de larmes...
De larmes, mais pourquoi ou pour qui ? vue de loin, nos jeunes années paraissent souvent fort belles, enviables même et presque toujours regrettées. Mais est-ce bien de cette jeunesse-là dont il s'agit, ne serait-ce pas justement une période préliminaire, ce seuil au-delà duquel le ticket pour la vie devient réellement valable. Mue souvent difficile, où le vêtement d'enfance colle encore à la peau, où le rythme change et l'on grandit ou trop vite ou trop lentement, où l'on a si peu de passé et tant d'avenir que le présent ne s'y retrouve plus.
Ce présent, c'est pour l'adolescent un temps de changement, véritable mutation dont ils attendent eux-mêmes beaucoup. Changement pour, mais aussi changement contre, l'adolescence est peut-être plus une lutte qu'une crise, une lutte d'abord avec soi-même, puis avec les autres, les pairs et les pères, ceux qui sont au même étage et ceux qui ne le sont pas, ceux à qui la loi, orale ou écrite, donne un savoir donc un pouvoir. L'ordre moral et surtout l'ordre social ont d'ailleurs un peu peur de cet âge, la société de consommation lui fait des avances, et la médecine ?
La médecine sait, elle sait que la puberté n'est pas une maladie mais une évolution normale qui permet à un être humain sexué de perpétuer l'espèce avec plus ou moins de bonheur, au sens large du terme.
Le médecin aussi sait tout cela, mais il sait aussi que ce mutant - où parfois il se retrouve - est fragile, à la recherche de ses nouveaux repères, vexé d'être découvert alors qu'il essaye de draper ses angoisses dans une dignité qui lui échappe. Son corps qu'il a du mal à habiter, ses sens qui l'étonnent, son cur qui bat la chamade et sa raison qui doute de sa normalité, tous ces vents contraires le mettent au défi d'aborder enfin la vie, la vraie, celle des amours et de la sexualité, celle des parents mais surtout pas celle-là !
La douleur de l'adolescence, c'est moins celle du déjà plus que celle du pas encore, c'est l'impatience de l'enfant couplée au sentiment d'éternité de la jeunesse, c'est un temps trop lent pour une horloge qui n'en finit pas de se régler. I1 est vrai que l'instauration du rythme va changer la petite fille en jeune fille, selon une formulation un peu désuète, alors que le corps des garçons ne connaît pas cette ouverture. Les premières " pollutions " nocturnes sont certes des marqueurs, mais peut-être plus d'une continuité que d'un changement. Les garçons n'ont pas dans notre société, dont le médecin de famille disparaît peu à peu, de station dans ce parcours initiatique qu'est l'adolescence et les gynécologues, partenaires privilégiés des filles, ne savent sans doute pas assez la difficulté de cet âge d'avant l'âge d'homme.
Si la puberté fait au garçon un autre corps capable d'engendrer, elle donne certes à voir et à entendre sa nouvelle virilité, mais aucun repère - sauf peut-être sa voix ! - n'aura vraiment balisé son parcours d'amant ou de père.
Mais revenons à l'adolescente, ce " commencement d'une femme dans la fin d'un enfant " selon Victor Hugo. Eh bien, elle est fille.
Elle a su qu'elle était fille bien avant la puberté A sa naissance son père et sa mère l'ont reconnue comme telle. Son sexe n'était pas visible comme celui de son père ou de ses frères. Le sien était à l'intérieur lui avait-on dit, comment le croire ? Sa mère avait des seins, pas elle. Elle les lui enviait, lui en voulait de ne même pas lui en avoir donnés. Et puis, d’année en année les alternances d'amour et de haine envers soi et les autres, le modelage de sa position sociale de fille dans son environnement l'amènent à la période pubertaire et à ce qu'elle donne à ressentir et à voir, métamorphoses attendues par toutes les filles et toutes les mères, mais redoutées ou espérées selon les cas. La puberté se définit généralement par l'apparition des règles, première apparition de ce sang qui la rend encore plus différente, ce rouge fil conducteur qui va, par sa présence ou son absence ponctuer toute sa vie de femme.
Mais auparavant, le corps et l'esprit de la petite fille ont été travaillés à bas bruit par ses sécrétions hormonales, et elle en a pris conscience avec plus avec plus ou moins de précocité, plus ou moins d’intérêt, plus ou moins de gêne physique aussi. Et on lui apprendra qu'il ne s'agit là que d'un prélude, la douleur - que les petits garçons doivent nier en refoulant leurs larmes - va bientôt faire normalement partie de ses sensations.
Arrive le coup d'éclat des règles, l'enfance va accoucher de l’adolescence, avec ou sans douleur. Ce n'est certes pas encore tout à fait l'adolescence, c'est la nubilité, se sent-elle autre, se sent-elle femme déjà ?
Rares sont les ménarches franchement douloureuses, mais si la douleur est, comme le dit Emmanuel Lévinas, le NON par excellence, on peut s’interroger sur sa signification autour de la puberté.
Parmi ces futures femmes, il y en a qui sont malheureuses d'avoir leurs règles. A leur corps défendant, les voilà projetées dans le monde des grands, des femmes, et elles ne se sentent pas prêtes. Ce sang sale et malodorant et le harnachement qu'il leur impose les incommodent, les dégoûtent, elles en ont honte, ce d'autant plus que les mères leur apprennent à le dissimuler. Douleur physique, souffrance morale, les deux se potentialisent et peuvent réactiver certains fantasmes sexuels de l'enfance, blessure, violence, mort. C'est la peur de la sexualité à venir, la peur de l'inconnu ou plutôt de l'interdit. Enfin, avoir ses règles, c'est plus que rejoindre sa mère, c'est lui ressembler, être une femme comme elle. Cette identification est pour certaines impossible, voire même intolérable. Alors comment exprimer tout cela, que l'on n'entend pas soi-même, autrement que par les maux du corps, par la douleur, manifestation de l'1nsupportable.
Mais bien entendu il y a aussi celles qui sont heureuses d’avoir leurs règles, rassurées d'être comme les autres, conforme au groupe et maillon dans la chaîne des femme de sa famille. Elle se sent normale, et donc fière d’avoir franchi cette étape qui la dote du pouvoir de procréation conféré par cette identité sexuelle fraîchement affirmée. La douleur peut alors être l'indispensable marqueur de ce passage si elle est inscrite dans le roman familial, contée par la mère qui la tient de sa grand-mère, celle qui lui a donné toutes ses recettes antalgiques, de la bouillotte au fer à repasser, et qui a tant souffert pour la mettre au monde...
On pourrait imaginer qu'à l'inverse des adolescentes malheureuses d'être pubères, celles qui en sont heureuses ont eu dans leur enfance peu de conflits avec leur père ou leur mère.
Ce n'est pas si simple : dans l'inconscient des unes et des autres, avoir ses règles, " voir " dans le langage populaire d'autrefois, cela peut aussi signifier entrer en compétition avec sa mère dans le domaine de la féminité, de la sexualité, voire lui voler sa place. Si la culpabilité à ce moment déborde tous les autres sentiments, la sexualité comme la fertilité risquent d'en être troublées. Nombre de dyspareunies, de pelvialgies chroniques en sont les témoins, plaintes d'autant plus douloureuses qu'elles se pérennisent parfois, faute d'avoir été décodées à temps par la patiente et par le médecin.
Décodé et reconnu, mais comment ? L'adolescent par définition s'échappa et nous échappe, à nous parents, à nous gynécologues, il se veut étrange et nous voit étrangers. Solitaire ou en groupe, il est tout entier dans sa métamorphose qu'il s'étonne de trouver douloureuse. Et pourtant, dans notre société, la jeune fille future femme ne se verra pas infliger de rites de passage pour célébrer son accès à la nubilité. Les marqueurs de la jeune féminité se trouvent aujourd'hui dans le cartable ou le sac à dos, protections périodiques, préservatifs, plaquettes de pilules, exhibés ou dissimulés. Cet outillage contraceptif n'est souvent que la manifestation d'un rêve ou d'un espoir de vie sexuelle. Mais pour l'obtenir, il y a tout de même un passage obligé assez spécifique de notre époque, la consultation de gynécologie. Et commence la recherche ou l'échange des adresses : Planning familial en cachette des parents ou au contraire " la gynéco " de maman, parfois à l'insu du père dans une première complicité de femmes, ou encore le gynécologue de la meilleure copine, que l'on accompagne avant de s'y risquer soi-même. On le sent bien, la sexualité ne s'envisage plus sans l'accompagnement de la médecine, d'une médecine spécifique.
" Je viens pour la pilule " c'est le sésame qui va permettre ou occulter toutes les petites et grandes questions. Tout est dit : j'arrive, je veux moi aussi recevoir, donner et faire l'amour et pourquoi pas un enfant, mais dites-moi que je saurai, que je pourrai, que je suis dans les normes.
Dans les normes... l'adolescent a tout à la fois un grand désir à la fois de similitude et de différence. Clones en jeans et baskets, garçons et filles ne réussissent pas toujours à l’extérioriser, cette intime déchirure par où ils quittent l'enfance. La crise qui couve ou qui éclate alors peut tout aussi bien engendrer une dépression qu'une violence, que le monde des adultes ne saura pas toujours reconnaître et encore moins interpréter. Dépression où ne domine pas toujours la tristesse, violence souvent obscure et déraisonnable, c'est la douleur d'être " mal dans sa peau ", cette peau que marque cette juvénile malédiction qu'est l'acné. Se cacher et se montrer, profil bas et verbe haut, le paradoxe est constant et l'adolescente ne sait que faire de ses seins naissants que la famille commente, pas plus que le garçon n'est à l'aise avec ses pieds et ses mains soudain maladroits et trop grands.
Cette décennie, car on peut admettre à l'adolescence un début et une fin, pourrait se situer entre 11 et 21 ans en comptant un peu largement et en sachant que ce n'était pas valable à toutes les époques. L'adolescence est un peu un produit de notre temps et de notre société, où l'on veut tout tout de suite, où la jeunesse est l'atout maître et la vieillesse une tare intolérable. Mais l'histoire de l'humanité est zébrée des éclats de rire et de fureur de très jeunes gens qui ont bruyamment enfoncé les portes de la vie et de la mort d'Antigone à James Dean en passant par " Hamlet " et Raymond Radiguet (" Le diable au corps "), sans oublier Rimbaud.
Cet avènement qu'est l'adolescence nous concerne nous gynécologues en faisant de nous de vrais accoucheurs au sens socratique du terme. A nous revient l'éprouvant privilège de permettre à des enfants d'accoucher d'eux-mêmes, si possible en les créditant de tout le mérite.
Et Platon, dans le " Banquet ", nous l'avait si bien dit :
" C’est de cette manière que tout ce qui est mortel se conserve, non point en restant toujours le même comme ce qui est divin, mais en laissant toujours à la place de l'individu qui vieillit et s'en va un jeune qui lui ressemble ".
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" Adolescence et Sexualité ", XXIIIème Congrès de la Société Française de Sexologie Clinique, 1997, Paris.
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