|
L'intitulé de cette table ronde m'a troublée, ou plutôt a troublé ma notion du temps. Temps passé, temps retrouvé, comment retrouve-t-on le temps? Ne s'agit-il pas toujours d'un autre temps? Et s'il s'agit plus de la personne que du temps, est-elle toujours la même, n'avance-t-elle pas dans son temps à elle? S'il n'est pas perdu pour elle, ce temps, comment peut-elle le retrouver? Car là est le vrai problème, ou du moins ressenti comme tel: passée, retrouvée, est-elle vraiment passée et retrouvée, ne serait-elle pas plutôt passée comme une passante? Retrouvée peut-être mais ô combien différente, passée comme fanée, passée comme démodée, non pas retrouvée tout au plus trouvée, mais sans retour possible à un état antérieur? Les temps de la femme sont plus ou moins liés à son âge, mais se superposant, ils s'y ajoutent. A ce marqueur du temps passé qu'est le compte des années s'ajoutent les marqueurs spécifiques de la féminité, le sang, son rythme ou sa disparition, et la fécondité, possible ou impossible, mais toujours en arrière-plan pendant ces décennies, ces 30 glorieuses qui, de la jeunesse au milieu de la vie, constituent ce que la médecine qualifie de "période de vie génitale active". De la puberté à la ménopause tout va s'inscrire dans et sur le corps de la femme, laissant des traces parfaitement différentiables de celles de l'âge, mais qui s'y additionnent, ce qui grève encore le budget. Revenons au calendrier. Les jeunes années voient les anniversaires se compter en bougies sur un gâteau où il reste encore beaucoup de place libre pour le temps à venir. Plus tard, avec le temps pourrait-on dire, l'argot nous rappelle que l'âge nous balaye vite dans la cour des grands et encore plus vite dans la cour des vieux. De trente à cinquante balais, où a passé le temps, où l'a-t-on perdu? De le retrouver il n'en est pas question, mais peut-être de le trouver enfin, ce temps que l'on a laissé filer, filer par les Parques qui le mesurent à leur façon, sans jamais nous donner d'autre décompte que celui de l'amont, de l'avant. Encore 5 minutes Monsieur le Bourreau, combien en reste-t-il, et que faire de ce douteux privilège: nous sommes seuls à savoir que notre temps est compté, mais dans quel grand livre de nos comptes et mécomptes est-ce inscrit? Au fond, quel intérêt tout cela a-t-il, quand ce qui compte vraiment ce sont les méfaits du temps, les méfaits visibles et palpables sur les visages et les corps dans notre société où ces dommages collatéraux de notre longévité sont fort mal tolérés. Nos contemporains supportent de moins en moins bien la pesante graisse et la ride véloce que Juliette Gréco moquait si bien dans son jeune temps. Perdre sa ligne après des grossesses, ou à la cinquantaine sous les coups conjugués de l'âge et de la ménopause, voilà ce que ne compense pas une plus longue ligne de vie, bien au contraire. Notre société se livrerait-elle volontiers aux bons soins d'un Dr. Faust, penserait-elle que si la santé n'a pas de prix mais un coût, la beauté elle a sûrement un coût mais pas de prix, elle est sans prix car elle est elle-même le prix le plus convoité, rien n'est trop pour l'obtenir, tout est justifié pour la garder. On irait jusqu'à négliger la sagesse des nations, qui conseille de se munir d'un très longue cuillère pour dîner avec le diable. La beauté, vous avez dit la beauté? Mais ne parlions-nous pas plutôt de la jeunesse? Bien entendu, mais n'est-ce pas la jeunesse et son rayonnement opposée à la vieillesse et sa dégradation qui est de nos jours le paradigme de la beauté? Eclatante opposée à terne, ferme/flasque, tendue/ridée, lourde/légère, peau de pêche/pomme de reinette, tout se gâte, tout se gâche avec l'âge. Rien d'étonnant à ce que nos contemporaines mais aussi nos contemporains rêvent d'éternelle jeunesse et aux moyens de conserver cette richesse, cet immense privilège qu'est la beauté selon Cocteau. Mais alors, si c'est un privilège, cela ne peut être que l'apanage de quelques uns et non de tous...sauf si justement on dote la jeunesse de toutes les qualités dont celle-là, et si a contrario on juge qu'il ne peut y avoir de beauté que dans la jeunesse, équations modernes à plusieurs inconnues. D'où cette exigence, cette demande de gestes et de formules magiques qui d'AHA à DHEA, de bistouri en laser, de régime en régime, permettront de retarder l'échéance, de se leurrer soi-même plus encore que de leurrer les autres sans toutefois pouvoir oublier que Chronos-le-comptable ne laissera que ruines le jour où il chargera le facteur Temps de présenter la note. Si tu crois qu'ça va, qu'ça va durer toujours, disait Queneau....Non, personne ne le croit mais si on remplace toujours par longtemps, pourquoi pas? L'erreur serait de croire ce culte de la jeunesse totalement nouveau. Non, mais il est différent : il dénie toute valeur à la vieillesse, refusant même le mot pour le remplacer par des découpages en tranches numérotées que notre longévité modifie sans cesse, et il célèbre aussi l'avènement d'une pensée médicale tournée autant vers la bonne santé que vers la mauvaise. En fait les femmes elles-mêmes changent la donne, et déjà au lendemain de la première guerre mondiale elles se sont adressées aux instituts de beauté et à la chirurgie esthétique. Celle-ci, comme tant de techniques chirurgicales, est sans doute née dans les hôpitaux militaires, inspirée par la nécessité de réparer les "gueules cassées". "Dans 20 ans, grâce à la chirurgie esthétique, il sera aussi inconvenant d'avoir l'air vieux que d'avoir l'air négligé" a écrit un praticien...en 1930. Et un autre de parler de bienfait social qui prolonge la jeunesse et la capacité de travail. Quant au premier institut de beauté, il semble qu'il date de 1895 à Paris. Ils sont dirigés par des femmes d'affaires ou des actrices, comme Colette par exemple, Colette qui tout en faisant bouillir de la pâte de coings et presser des concombres pour embellir les clientes de sa boutique leur conseillait de rire si elles en avaient sujet mais surtout de ne pas pleurer sous peine de voir leur beauté les quitter. Et les bonnes maisons de proposer des appareils à sculpter les corps, des écraseurs, des compresseurs, mais aussi des aplanisseurs et aplatisseurs pour effacer le "crapaud", notre culotte de cheval, ou amoindrir les mamelles! Les média s'en étaient fait l'écho en s'en déclarant choqués, ces essais d'amélioration du corps des femmes leur paraissant exhaler un parfum de soufre. La médecine aussi s'en était émue, un médecin professeur au Collège de France s'insurgeait en 1929 contre ces méthodes où "la chair féminine est happée, broyée, écrasée, triturée", comme elle dénonçait à juste titre certaines crèmes de soins pour leur toxicité. Ce besoin de masquer, de maquiller sur le visage comme sur le corps les stigmates du vieillissement entre dans une recherche certes individuelle mais aussi générale de vivre au mieux les longues années qui s'offrent aujourd'hui. Il est admis que la ménopause n'éteint plus autre chose que la flamme de la fécondité, et non celle de la féminité, et le pouvoir de séduction ne se sent plus soumis au pouvoir de procréation. Peut-être même ce désir de susciter sinon le désir du moins le regard prend-il tout son prix avec le risque, la peur du dernier outrage, l'irréparable, celui de l'invisibilité, la négation. Ajouter, enlever, modeler, sculpter, pour être plus aimable, pour être en vue, regardée, admirée, enviée par les femmes, désirée par les hommes, ou pour soi-même, pour ce Narcisse qui guette dans chaque vitrine de nos rues? "Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis toujours la plus belle!" Les contes de fées ne sont pas de beaux rêves, ils sont cruels, peut-être disent-ils tout simplement des vérités premières, que seuls les enfants peuvent entendre. La vieille Reine doit s'effacer devant Blanche-Neige, mais quel prince charmant triompherait des labyrinthes et terrasserait les dragons pour une dame d'âge mûr? Bien sûr, c'est de l'intérieur que vient la beauté de Cendrillon, toute bonté et toute douceur, bien sûr la méchanceté et l'envie de la reine la rendent laide, mais quelques signes extérieurs de beauté ne gâtent rien. Et Sylvie Vartan, dans les années 70, chantait plus sa jeunesse que sa vertu au sens latin du terme en se promettant "Ce soir, je serai la plus belle pour aller danser!" Quant au Prince Charmant, pas de problème, il est par définition jeune...donc charmant. Notre société n'est pas loin de ces schémas, transmis depuis des générations. Mais elle conjugue de plus en plus le verbe paraître plutôt que le verbe être, et sur les fameuses autoroutes de l'information circule un message nullement secret, une équation qui n'a plus d'inconnue pour notre culture-pub : Jeunesse = Beauté. Alors, comment garder l'une sans l'autre? La jeunesse, bien éminemment périssable, s'éloigne d'autant plus que la vie devient plus longue. La jeunesse du coeur, celle de l'intérieur, ne suffit plus à la femme d'aujourd'hui, elle se sait et se veut plus jeune que sa grand-mère et sa mère au même âge: la médecine y a contribué, poussée certes par les femmes elles-mêmes qui ont refusé cette trop fameuse fatalité du fait féminin. Elles veulent plus encore, elles n'acceptent plus que "leur beauté les quitte alors que leur âme est encore belle" comme l'écrivait Balzac, mais elles n'ignorent pas que les années se font de plus en plus lourdes, même si elles savent de mieux en mieux garder leurs corps légers. Elles savent aussi que leur équilibre psychique, cet élément capital de leur santé, passe par l'idée qu'elles se font d'elles-mêmes, par cette estime de soi sans laquelle tristesse et absence de désir s'installent. C'est dire l'importance du regard, celui de l'autre et surtout le sien propre, du regard sur le tribut payé par le visage et par le corps à cette addition des années. Addition dont on a toujours peur qu'elle ne se change non en crapaud, comme dans nos contes de fées, mais en soustraction, soustraction de charme donc d'amour. Et voilà les grands mots lâchés, charme et amour, qui ne les désire, qui ne désire être désiré? Pour se sentir aimé, il faut avant tout s'aimer soi-même. Il faut peut-être un miroir qui réfléchisse...avant de renvoyer une image par trop difficile à supporter, un miroir sur lequel les fées se seraient un peu penchées. Mais y en a-t-il encore ailleurs que dans nos rêves d'enfants, et la ménopause, label de l'âge féminin, ne fait-elle pas plutôt figure de sorcière dans notre monde qui veut durer sans vieillir et vieillir sans mourir? Que nous demandent-elles, au fond, nos patientes, dissimulées ou révélées par leurs mots et leurs corps ? Elles attendent tout simplement de nous que nous leur dessinions un visage, que nous leur sculptions un corps autre, celui qui leur apporterait tout l'amour du monde, tous les matins du monde. Leur faire entrevoir une vie libérée de cette quête qui est peut-être une forme de diktat (on n'ose plus employer le mot de terrorisme!) socioculturel, c'est revenir à Hippocrate et oublier un peu la haute technicité qui est d'ailleurs, avouons-le, assez décevante ici. " Guérir parfois, soulager toujours " est une manière de répondre à la demande de nos patientes, et surtout d'exprimer nos limites (et non les leurs) mais franchement, quand il s'agit d'image, de désir ou d'amour, où peuvent bien être les limites ? Service Gyn-Obs - Pr P. Madelenat. Hôpital Bichat - Paris. |
|