Adolescence & obésité
Michèle LACHOWSKY
L'adolescence
L'adolescence ne nous paraît guère un
état, et encore moins le statut qu'on veut en faire aujourd'hui, mais bien
plutôt un temps en mouvement, temps de travail et de crise.
Processus un peu paradoxal, où
à partir de ce corps déjà plus ou moins construit de l'enfance doit
se constituer un corps tout nouveau, nœud de sens et de sensations, soumis au regard
de l'autre. L'autre de sa tribu essentiellement, mais aussi l'autre sexe. C'est
la grande aventure de l'adolescence, la découverte ou plutôt l'appropriation
de son corps sexué, aventure étonnante, inédite pourrait-on dire,
car manquent à l'enfant les mots pour le dire et à l'adulte les rites
du passeur. Le gynécologue a-t-il dans notre société un rôle
à jouer, une main et une oreille à tendre pour faciliter cette transition,
cet « accouchement » ?
Adolescent, participe présent
du verbe latin adolescere qui signifie grandir, ce verbe dont le participe
passé n'est autre que notre adulte qui, pour Balzac encore, s'opposait
à l'homme mûr, autrement dit l'adulte a longtemps été un adolescent
même pour les bons auteurs. Mais qu'est-ce donc que l'adolescence, où
se situent les frontières de ce curieux pays ? Plutôt une histoire qu'une
géographie, plutôt un temps qu'un espace, comment le définir si ce
n'est comme un no man's land, un no woman's land où, de métamorphose en
métamorphose, un petit d'homme va devenir un grand, entre les parenthèses
symboliques de l'enfance et de la pré-maturité, âge imprécis
qui fait couler beaucoup de d'encre et autant de larmes... De larmes, mais pourquoi
ou pour qui ? Vues de loin, nos jeunes années paraissent souvent fort belles,
enviables même et presque toujours regrettées. Mais est-ce bien de cette
jeunesse-là dont il s'agit, ne serait-ce pas justement une période préliminaire,
ce seuil au-delà duquel le ticket pour la vie devient réellement valable.
Mue souvent difficile, où le vêtement d'enfance colle encore à la
peau, où le rythme change et l'on grandit ou trop vite ou trop lentement, où
l'on a si peu de passé et tant d'avenir que le présent ne s'y retrouve
plus.
Ce présent, c'est pour l'adolescent
un temps de changement, véritable mutation dont il attende lui-même beaucoup.
Changement pour, mais aussi changement contre, l'adolescence est peut-être
plus une lutte qu'une crise, une lutte d'abord avec soi-même, puis avec les
autres, les pairs et les pères, ceux qui sont au même étage et ceux
qui ne le sont pas, ceux à qui la loi, orale ou écrite, donne un savoir
donc un pouvoir. L'ordre moral et surtout l'ordre social ont d'ailleurs un peu peur
de cet âge, la société de consommation lui fait des avances, et la
médecine ? La médecine sait, elle sait que la puberté n'est pas une
maladie mais une évolution normale qui permet à un être humain sexué
de perpétuer l'espèce avec plus ou moins de bonheur, au sens large du
terme. Le médecin aussi sait tout cela, mais il sait aussi que ce mutant -
où parfois il se retrouve - est fragile, à la recherche de ses nouveaux
repères, vexé d'être découvert alors qu'il essaye de draper
ses angoisses dans une dignité qui lui échappe. Son corps qu'il a du mal
à habiter, ses sens qui l'étonnent, son cœur qui bat la chamade et sa
raison qui doute de sa normalité, tous ces vents contraires le mettent au défi
d'aborder enfin la vie, la vraie, celle des amours et de la sexualité, celle
des parents mais surtout pas celle-là !
La douleur de l'adolescence, c'est
moins celle du déjà plus que celle du pas encore, c'est l'impatience de
l'enfant couplée au sentiment d'éternité de la jeunesse, c'est un
temps trop lent pour une horloge qui n'en finit pas de se régler. Il est vrai
que l'instauration du rythme va changer la petite fille en jeune fille, selon une
formulation un peu désuète, alors que le corps des garçons ne connaît
pas cette ouverture. Les premières « pollutions » nocturnes sont
certes des marqueurs, mais peut-être plus d'une continuité que d'un changement.
Les garçons n'ont pas dans notre société, dont le médecin de
famille disparaît peu à peu, de station dans ce parcours initiatique qu'est
l'adolescence et les gynécologues, partenaires privilégiés des filles,
ne savent sans doute pas assez la difficulté de cet âge d'avant l'âge
d'homme.
L'obésité, l'adolescence
Obèse : vient du latin ob-edere,
grignoter, ronger. Curieusement, de ce sens premier qui signifiait rongé,
décharné, autrement dit maigre, on est passé
à la forme active, qui ronge, qui
mange. Et nous voilà arrivés à l'acception actuelle de
ce terme, non seulement gras ou gros, mais trop gras ou trop gros.
Gras paraît aujourd'hui plus péjoratif
que gros, car il s'y ajoute une note médicale : le gras est dangereux. S'il
y a - peut-être - encore de bons gros, il n'y a sûrement plus
de bons gras, sous quelque forme que ce soit.
Forme, mais laquelle ? La forme, celle
qu'il est souhaitable d'avoir et de montrer, preuve d'allant, de capacité physique,
intellectuelle aussi pourquoi pas, celle des sportifs et autres dieux ? Les formes,
celles que l'on dit admirer chez les femmes, mais dans certaines limites de plus
en plus contraignantes ?
Forme, formes et limites, nous voilà
dans le domaine de l'image du corps et de ses dépassements, de ses « outrepassements ».
L'obésité est, nous dit-on, un des fléaux du monde moderne, sauf,
ne l'oublions pas, de cette grande partie du monde où la famine fait taire
les corps. Les corps obèses parlent, ils se cachent dans leur enrobement mais
ils attendent les affronts, ils s'imposent par leur difformité mais ils blessent
nos regards, ils sont une anomalie dérangeante, pour eux-mêmes comme pour
les autres.
Savent-ils toujours ce qu'ils veulent
dire ?
« Je veux bien
que tu n'aies pas envie de voir ta soeur, mais tu ne crois pas que tu devrais sortir
un peu pour te changer les idées ?
« Dès
que je mets le nez dehors, je rencontre des gens. Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un
qui veut rencontrer des gens dans la rue ? »
Elle n'avait pas l'air, non.
Elle était grosse...
« Quand même,
ai-je fini par dire, tu as grossi.
« T'inquiète,
j'ai fait jusqu'à 90 kilos. Attends voir ma photo, je vais la chercher. »
La photo avait été
prise au flash, Olivia était énorme...
« Je ne t'aurais
pas reconnue, tu ne fais pas les choses à moitié.
« J'avais
18 ans, c'est marrant, hein ?
« Oui, tu
fais tellement plus vieille là-dessus.
« Je sais,
c'était pas la grande forme...
« Tu penses
que tu vas remonter jusque là ?
« J'espère
que non, ça va aller mieux et je vais arrêter de me gaver. Quand je vais
bien, je maigris à toute vitesse. Tu vas voir. »
Vous aurez peut-être reconnu ce
dialogue, extrait du dernier livre de Marie Desplechin intitulé Sans moi.
Tout, ou presque, y est dit.
Langage du corps et des corps, avec
des différences selon les continents donc les sociétés, ordre spécifique
ou désordre somatique, l'obésité pose des questions, qu'elle surimpose
à celles, beaucoup plus simples, de la morbidité/ mortalité des courbes
actuarielles des compagnies d'assurances.
Mais l'assurance, en plus ou en creux,
n'est-ce pas une des clés de l'obésité, des obésités ?
L'image de soi, quelle image est-ce
vraiment ? Celle que l'on a de soi, que l'on porte en soi, ou celle que voient les
autres, ou encore celle que l'on s'imagine leur montrer, leur donner, en fait celle
qu'on leur prête ? Image prêtée ou donnée ou plutôt réfléchie
ou renvoyée, puisqu'il s'agit bien d'éclairage et de physique des corps,
même si ce mot d'image a d'abord signifié fantôme, apparence, en
opposition avec la réalité.
L'apparence, n'est-ce pas là une
réalité d'aujourd'hui ?
Dans notre société le paraître
prime sur l'être, pardon pour ce cliché, cette photo de notre mode de
vie où les effrayantes cachexies des pays qui ne sont plus sous-développés
mais émergents nourrissent de leurs images en direct les conversations de ceux
qui, dans nos pays surdéveloppés, contemplent la faim du monde en échangeant
des recettes hypocaloriques.
Mais l'obésité, me direz-vous,
c'est bien une maladie, et comme telle elle sort de ces simples préoccupations
de mode ou de silhouette.
Étienne de Silhouette, éphémère
ministre des Finances en 1759 et rendu impopulaire par ses projets d'économie,
ne se doutait pas de ce que la postérité ferait de son nom... et pourtant,
voilà bien notre manière d'exprimer les canons de la beauté, ces
blasons chers aux poètes du XVIe siècle. Facile d'ironiser,
certes, et d'oublier que si ceux-ci ont beaucoup varié selon époques et
civilisations, ceux de la santé sont plus récents. Nous sommes tous aujourd'hui
convaincus qu'une alimentation équilibrée, bien loin en qualité comme
en quantité de nos habitudes ancestrales est, avec un exercice physique bien
compris, le meilleur garant de notre soma mais aussi de notre psyché, dotant
le tout d'une longévité qui va bientôt justifier la fameuse formule,
l'éternel féminin !
Il est vrai que pour la plupart de
nos patientes, les chiffres et les tables dont elles usent pour apprécier ou
plutôt déprécier leur poids sont bien loin de l'obésité-maladie.
Mais l'obésité ne se définit-elle
que par rapport à l'index de masse corporelle, ou y entre-t-il aussi sa représentation,
ce qu'on pourrait nommer son appréciation ? Ne faudrait-il pas s'enhardir jusqu'à
paraphraser Montesquieu, non pas celui de L'esprit des Lois, car l'obésité
est une transgression, mais plutôt celui des Lettres Persanes :
« Comment peut-on être obèse ? ». D'abord très facilement
dans notre société actuelle : les distributeurs de boissons sucrées
et de viennoiseries plus sournoises que viennoises sont installés jusque dans
les cours d'écoles et plus d'un jeune sur trois en France possède, dans
sa chambre, un téléviseur devant lequel il grignote en paix ! Hurler de
joie ou de rage devant un match de football n'est pas le bon moyen pour cultiver
sa musculature...
Bien entendu, on peut être plus
simple et parler, avec raison d'ailleurs, de troubles du comportement alimentaire,
chapitre connu - mais l'est-il vraiment ? - de tous les praticiens.
Mais pourquoi l'anorexie est-elle socialement mieux considérée que la
boulimie, alors qu'il s'agit sans doute de la même maladie ? Nous savons tous
qu'un amaigrissement brutal à la suite d'un malheur personnel, maladie grave
ou perte d'un être aimé, divorce des parents ou abus sexuel, ouvre plus
sûrement accès à l'intérêt et à la compassion que
le même nombre de kilos en plus. Trop peu vaudrait-il mieux que trop ?
Un pas plus loin, et nous arrivons
à la vraie question, celle qui donne peut-être un semblant d'ouverture
sur notre problème à nous, médecins, confrontés à ce côté
sinon inguérissable, du moins désespérément récidivant
de cette affection : « Pourquoi est-on ou devient-on obèse, pourquoi faut-il
être obèse ? »
Cette affection, il faudrait dire cette
affliction, car l'obèse n'est pas un malade comme les autres. Il encourt les
surnoms blessants à l'école, le ridicule et même une forme de ségrégation
au travail, les difficultés dans les transports publics. L'obèse est anormal,
ou plutôt hors-normes, et dans l'imaginaire collectif, c'est de sa faute. Il
et surtout elle n'a même plus l'excuse passée de mode « c'est les
glandes » ou la plus ancienne encore de « l'anémie graisseuse »,
tout le monde croit en connaître la cause : la grande bouffe, celle qui est
inavouée parce qu'inavouable.
Médicalement se retrouve ici l'inégalité
que nos jeunes patientes et leurs parents ont tendance à nommer injustice.
La répartition ou la transmission des gènes, le nombre des adipocytes,
la résistance à l'insuline comme le sentiment de satiété ou
de frustration, les addictions variées et diverses, autant d'éléments
tant somatiques que psychiques à prendre en compte par le médecin. Ils
sont à la fois causes et conséquences de cette entité tout aussi
difficile à cerner que ce corps informe dont l'image ne cesse de s'étaler
devant nous, un peu comme un reproche.
« Docteur, regardez-moi »
dit l'adolescente obèse, qui nous met si facilement en situation d'échec,
peut-être pour ne pas se retrouver seule face à cette forme de jugement
qu'est le regard dépréciateur de l'autre. « Regardez-moi, et peut-être,
posez-moi ces questions auxquelles je ne sais pas si je veux, si je peux vous répondre.
Le régime, les régimes que suit depuis toujours ma mère, les préoccupations
relayées par les magazines, je crois que je ne les ai jamais digérées...
»
« Entendez-moi, entendez mes secrets,
entendez l'indicible. Ce qu'un adulte m'a imposé, ce que l'adulte que j'aimais
m'a fait faire, n'en suis-je pas coupable ? Comment mieux me cacher, éviter
tout ce que j'essaie d'oublier, sinon en m'enfermant dans ma tour de graisse, en
devenant invisible par mon énormité ? »
« Écoutez-moi, comment puis-je
crier autrement cette violence qui m'habite ? J'y arrive en forçant les miens
à me regarder ainsi, à avoir honte de leur fille. » Alors, que faire ?
Comme toujours, ne pas juger, rester
dans une relation médecin-patient d'échanges de sujet à sujet et
non de sujet à objet, une relation de soins et d'empathie, sans identification
ni rejet. Plutôt que de tenter de faire avouer donc de culpabiliser, plutôt
que de barder discours et ordonnances de défenses et d'interdits, essayons
de faire des propositions. Et puisque nous sommes dans les images et dans les clichés,
quittons le négatif, oublions tous les NE...PAS, ou presque. Oublions les commandements
: « Tu ne mangeras point de ceci ou de cela » et remplaçons-les
le plus possible par des offres positives avec une formule magique : à volonté
! Le plaisir n'est-il pas la meilleure des sources de vie ?
Les « bons » nutritionnistes
connaissent bien ce sésame, qui suffit parfois à entrouvrir la ligne de
défense de l'obèse, eux qui plutôt que de remettre des listes de
ce qu'il ne faut pas faire, détaillent ce qui est autorisé, ce qu'il faut
faire. N'ayons pas la même obsession que notre patiente, parlons d'autre chose,
ou plutôt de sa réalité à elle, ou de son imaginaire à
elle ! Mais n'oublions surtout pas, comme toujours avec les adolescents, de parler
confidentialité, de leur montrer qu'ils sont nos patients à part entière.
Permettons-leur de nous voir non comme des parents mais bien comme les médecins
que nous sommes, afin que leur obésité devienne ce qu'elle est : une maladie
et non une honte.
Parlons mais écoutons aussi, pour
mieux comprendre les racines de ce mal, en nous remémorant cette phrase de
Jankélévitch: « Le malentendu, c'est l'interdiction d'approfondir. »
Ouvrons des perspectives, mesurons
la place de notre adolescente dans sa famille, dans son environnement scolaire,
dans son clan. Aidons-la à retrouver ses repères. Proposons des changements,
changements d'hygiène, de rythmes, de modes de vie, afin que le comportement
vis-à-vis de l'alimentation en vienne à se modifier, comme la personne
et la personnalité elle-même, avec l'envie d'essayer de bouger autrement,
peut-être en « poussant » devant elle une autre image. Une image
qui, comme la pythie de Delphes, « ne dit ni ne cache mais donne des signes. »
Décodés et reconnus, ces
signes, mais comment ? L'adolescent par définition s'échappe et nous échappe,
à nous parents, à nous gynécologues, il se veut étrange et nous
voit étrangers. Solitaire ou en groupe, il est tout entier dans sa métamorphose
qu'il s'étonne de trouver douloureuse.
Et si, cette image, nous avons un peu
aidé notre jeune patiente à la remodeler, si elle lui permet de mieux
s'aimer, de la juger digne d'être gardée et même regardée, nous
lui permettrons - peut-être - de sortir de sa chrysalide pour s'installer
un peu plus confortablement dans son corps d'adulte.
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