Chapitre 1
la supplémentation des femmes enceintes durant la grossesse
résultats d'une enquête
auprès de gynécologues-obstétriciens
J. REY ET P. SACHET
Introduction
Faute d'une politique cohérente de supplémentation des femmes enceintes
durant ou avant la grossesse, l'insuffisance des réserves en fer, la carence en vitamine
D et les déficits en folates demeurent un problème majeur de santé publique dans de
très nombreux pays du monde, même parmi les plus développés. Nul n'ignore pourtant que
les apports en fer des femmes sont souvent trop marginaux par rapport à leurs besoins
pour leur permettre, sans que leurs réserves s'épuisent, de mener à bien plusieurs
grossesses, en particulier multiples ou rapprochées. Il est bien établi d'autre part que
l'hypocalcémie néonatale et le rachitisme précoce sont très souvent la conséquence
d'un déficit en 25-hydroxycholécalciférol de la mère. Enfin, à de rares exceptions
près, toutes les données démontrent que la récurrence ou la survenue d'un défaut de
fermeture du tube neural (anencéphalie, spina bifida...) peuvent être prévenues dans
une très large mesure par l'administration d'acide folique durant la période
périconceptionnelle. Tous les comités et organismes qui se sont penchés sur ces
questions sont dans l'ensemble d'accord sur les recommandations à cet égard [1-4]. C'est
la raison pour laquelle, à l'occasion de cette table ronde, il nous a paru intéressant
d'analyser les pratiques d'un certain nombre de gynécologues obstétriciens, exerçant en
pratique libérale ou hospitalière, et de membres du Collège national des gynécologues
et obstétriciens français.
I Méthodes
Deux enquêtes distinctes ont été réalisées. La première a été
effectuée par la SOFRES, par téléphone sur système CATI (Computer Assistance Telephone
Interviews), les 1er et 2 juin 1994, auprès d'un échantillon représentatif de 100
gynécologues exerçant en ville ou, à temps partiel, en clinique ou à l'hôpital ; un
tiers avait son activité en région parisienne et deux tiers en province ; un tiers avait
une activité exclusive de gynécologie médicale et deux tiers une activité de
gynécologie et d'obstétrique ; 56 % avaient de 35 à 45 ans, 8 % moins de 35 ans et 36 %
plus de 45 ans ; la proportion des hommes et des femmes était pratiquement égale dans
l'échantillon.
La seconde enquête a été effectuée par courrier entre le 26 juillet et
le 25 septembre 1994, auprès de 165 membres du Collège, représentatifs de l'ensemble de
ses membres. Elle a consisté en l'envoi d'une lettre et d'un questionnaire comportant 17
questions, très voisin de celui utilisé pour l'enquête téléphonique mais très
légèrement simplifié, avec moins de réponses ouvertes, notamment sur les posologies
d'acide folique et les circonstances de sa prescription. Deux lettres ne sont pas
parvenues à leur destinataire ; 84 réponses ont été enregistrées, soit un taux de
réponse de 52 %.
II Résultats et commentaires
1. Supplémentation en acide folique
Moins d'un tiers des gynécologues-obstétriciens répond qu'ils
prescrivent systématiquement de l'acide folique : 26 % selon la SOFRES et 32 % parmi les
membres du Collège ; on doit ajouter à ces 32 % les 8 membres du Collège (10 %) qui le
font sans le dire, puisqu'ils répondent ultérieurement qu'ils prescrivent un complexe
fer-folates dans le cadre d'une supplémentation systématique en fer. Les 58 % restants
des membres du Collège en prescrivent parfois, aucun n'en prescrivant jamais, alors que
c'est le cas de 13 % des gynécologues dans l'enquête SOFRES.
Sur les 35 membres du Collège qui en prescrivent systématiquement,
31 le font sous forme de complexe fer-folates. Sur les 27 qui précisent leur posologie,
les deux tiers répondent 0,35 ou 0,4 mg et les autres 1 mg, ce dernier chiffre ne
laissant pas de surprendre vu la teneur en folates des spécialités disponibles (tableau
1). L'incertitude sur les posologies est plus grande dans l'enquête SOFRES. Sur les 87 %
qui supplémentent systématiquement ou parfois les femmes enceintes en
folates, 61 utilisent un complexe fer-folates, mais seulement 15 % répondent 0,4 mg/jour
; 37 % répondent 1 mg ; 19 % ne savent pas ; pour les 29 % restants, les doses vont de
0,7 à 50 mg (!) par jour.
Les raisons d'une supplémentation occasionnelle sont pratiquement
identiques dans les deux échantillons : 86 et 85 % en cas d'antécédents de défaut de
fermeture du tube neural, 53 et 54 % en cas de macrocytose et/ou d'anémie, 14 et 13 % en
cas de prise de poids insuffisante de la mère (?). Mais si la quasi-totalité des
gynécologues ont le réflexe de prescrire des folates aux mères ayant donné naissance
antérieurement à un enfant anencéphale ou atteint de spina bifida, 9 % seulement des
gynécologues interrogés par téléphone répondent qu'ils le font avant la conception,
et 44 % au cours du premier trimestre de la grossesse. Parmi les membres du Collège,
aucun n'a répondu "avant la grossesse" et 23 % seulement "entre 1 et 3
mois". Ceci s'explique probablement par le fait 1) qu'on ne dispose d'informations
sur les pratiques des membres du Collège que pour ceux qui prescrivent systématiquement
de l'acide folique ; 2) qu'ils le font pour 85 % sous forme de complexe fer-folates et 3)
qu'ils prescrivent le fer chez plus des trois quarts des femmes (79 % de ceux qui donnent
systématiquement du fer) au cours de la deuxième moitié de la grossesse.
Quelles qu'en soient les justifications, on ne peut attendre de cette
pratique aucune réduction de la fréquence des défauts de fermeture du tube neural. Il
est important que les gynécologues le sachent et que les pouvoirs publics prennent des
mesures pour que l'on dispose, pour les femmes qui souhaitent avoir un enfant ou dont la
grossesse débute, de préparations dont la teneur en acide folique est comprise entre 0,4
et 1 mg, non enrichies en fer et en vitamine A, permettant ainsi une supplémentation
précoce des femmes enceintes, si possible même avant la conception.
2. Supplémentation en fer
L'attitude des gynécologues-obstétriciens vis-à-vis de la
supplémentation en fer ne diffère pas notablement dans les deux enquêtes. Tous
prescrivent du fer aux femmes enceintes, systématiquement (59 % dans l'enquête
SOFRES et 56 % parmi les membres du Collège) ou occasionnellement (41 et 44 %,
respectivement). Les trois quarts débutent cette supplémentation au cours du 2e
trimestre et environ 20 % entre 1 et 3 mois de grossesse ; très peu (5 %) le font
tardivement ou ne le précisent pas.
Les indications de cette supplémentation chez ceux qui ne la font pas
systématiquement sont dans 65 à 75 % des cas un taux d'hémoglobine (Hb) inférieur
à 11 g/100 ml et, parmi ceux-ci, une concentration d'Hb < 10 g/100 ml dans 15-20 % des
cas. Les indications sont plus larges (Hb < 12 g/100 ml) chez 27 % des gynécologues
interrogés, 2 % dans l'enquête SOFRES fixant la barre à 13 g. Deux membres du Collège
mentionnent les données de la ferritine comme critère supplémentaire et un ajoute qu'il
tient compte également de l'hématocrite, ce qui, compte tenu de la manière dont la
question était posée, n'exclut pas que les autres en fassent autant.
Que la supplémentation soit systématique ou occasionnelle,
le panel SOFRES fait appel à un complexe fer-folates dans 61 % des cas, à un sel de fer
sans folates dans 38 %, un seul ne se souvenant pas. On retrouve à peu près les mêmes
proportions parmi les 47 membres du Collège qui supplémentent systématiquement les
femmes enceintes en fer à un moment ou un autre de leur grossesse. En effet, 66 %
prescrivent toujours un complexe fer-folates ; 4 % le font parfois ; 7 %
prescrivent du fer et des folates et 19 % du fer sans folates ; 4 % ne fournissent pas de
réponse.
Les posologies utilisées diffèrent toutefois d'un panel à l'autre. Dans
l'enquête SOFRES, 59 % des gynécologues qui prescrivent du fer systématiquement ou
occasionnellement disent en prescrire moins de 50 mg, 21 % de 50 à 100 mg et 12 %
plus de 100 mg/jour, 8 % ne précisant pas. En revanche, la quasi-totalité des membres du
Collège qui en prescrivent systématiquement le font à des doses supérieures à 50 mg
(73 % : 50-100 et 19 % > 100 mg), 4 % seulement en donnant moins de 50 mg et 4 % ne
précisant pas. Compte tenu de leur pratique - 70 % prescrivent systématiquement
ou occasionnellement un complexe fer-folates - et de la teneur en fer élément des
préparations disponibles (tableaux 1 et 2), on ne peut s'empêcher de penser que ces
réponses traduisent une certaine méconnaissance des spécialités existantes ou qu'une
confusion est faite entre les teneurs en sels ferreux et en fer élément (tableau 2). Il
ressort d'autre part des deux enquêtes l'absence quasi constante de prescription de zinc
en association avec le fer (77 et 80 % des réponses), cette association n'étant
utilisée que par moins de 20 % des gynécologues-obstétriciens interrogés. Quoi qu'il
en soit, une réflexion s'impose sur les doses de fer réellement utiles et leurs effets
indésirables éventuels [5].
3. Supplémentation en magnésium
La moitié des gynécologues-obstétriciens interrogés estime utile de
supplémenter les femmes enceintes en magnésium. La réponse est oui à 51 % dans
l'enquête SOFRES ; 44 % des membres du Collège répondent oui et 5 % pas
systématiquement. Parmi ceux qui répondent affirmativement, le magnésium est plus
largement prescrit par les gynécologues-obstétriciens libéraux que par les hospitaliers
: 40 % du panel SOFRES en prescrivent à plus de la moitié des femmes alors que 76 % des
membres du Collège en prescrivent à moins de 40 % de leurs patientes. L'enquête auprès
des membres du Collège permet d'autre part de remarquer que la prescription de magnésium
est indépendante de celle du fer et/ou des folates.
4. Supplémentation en calcium et vitamine D
Un faible pourcentage de gynécologues-obstétriciens conseille
systématiquement aux femmes enceintes d'accroître leurs apports en calcium (9 % dans
l'enquête SOFRES et 15 % dans l'enquête Collège). Parmi le panel SOFRES, 68 % disent
qu'ils le font parfois et 23 % jamais ; la question était posée d'une manière moins
détaillée aux membres du Collège dont 83 % répondent parfois, ce qui pourrait laisser
croire qu'ils donnent ce conseil à 99 % des jeunes femmes, ce qui est probablement
excessif. D'une manière globale, les deux tiers se limitent (sagement) à donner des
conseils diététiques ; un tiers prescrit des suppléments calciques et 3 à 6 %
associent les deux recommandations. Toutefois, 7 sur 13 (54 %) des membres du Collège qui
supplémentent systématiquement les femmes enceintes en calcium le font sous forme
médicamenteuse, ce qui traduit de la part de cette minorité une certaine inquiétude ou
du moins une relative certitude de cette nécessité. Notons que les comités d'experts ne
sont pas unanimes à cet égard, certains recommandant des apports plus élevés de
calcium durant la grossesse [1,3], les autres estimant que cela n'est pas nécessaire
[2,4].
Le comportement des gynécologues-obstétriciens vis-à-vis de la vitamine
D est plus surprenant, voire inquiétant ; 51 % des membres du panel SOFRES répondent
qu'ils n'en prescrivent jamais, alors que les comités d'experts sont unanimes pour
recommander 10 mg (400 UI) par jour [1-4]. Cette attitude négative est moins répandue
parmi les membres du Collège, dont 15 % seulement répondent jamais, 50 % parfois et 12 %
en hiver et/ou au printemps. En définitive, seulement 23 % d'entre eux et 16 % du panel
SOFRES en prescrivent systématiquement. A noter que ceux qui ne prescrivent jamais de
vitamine D sont plus souvent ceux qui ne prescrivent pas systématiquement du fer et/ou
des folates (23 % contre 9 % chez ceux qui prescrivent fer et folates et 11 % chez ceux
qui prescrivent systématiquement du fer, avec ou sans folates). Vu que la fréquence des
hypocalcémies néonatales et des rachitismes précoces dépend étroitement des réserves
maternelles en 25-hydroxy-cholécalciférol, une action des Pouvoirs Publics s'impose sans
tarder.
5. Supplémentation en fluor
Près de 80 % des membres du panel SOFRES disent qu'ils supplémentent les
femmes enceintes en fluor (33 % systématiquement et 43 % parfois), ce qui traduirait, si
c'est exact, une médicalisation excessive des femmes enceintes, la nécessité de cette
supplémentation n'étant nullement prouvée. Les membres du Collège ont dans l'ensemble
une attitude plus réservée de ce point de vue, puisque 23 % seulement disent en
prescrire systématiquement et 3 % parfois. Le fait de prescrire du fluor serait chez eux
le témoin d'une attitude assez systématique de supplémentation en vitamines et en
minéraux des femmes enceintes ; en effet, sur les 18 qui prescrivent systématiquement du
fluor, 12 prescrivent systématiquement un complexe fer-folates (35 %) alors que le fluor
n'est prescrit que par 14 % (5 sur 35) des gynécologues qui ne prescrivent ni fer, ni
folates de manière systématique. Une relation analogue entre la prescription de fluor et
celle de folates est retrouvée chez les membres du panel SOFRES qui prescrivent d'autant
plus souvent du fluor qu'ils supplémentent plus systématiquement les femmes enceintes en
folates ; il n'y a toutefois pas de corrélation dans ce groupe entre la prescription de
fluor et celles de calcium, de magnésium ou de vitamine D, ce qui rend très hasardeux
l'interprétation de ces données. Le plus sage est donc, en définitive, de considérer
que ces associations, si elles existent, sont fortuites.
Remerciements
Nous sommes conscients de la multiplicité des enquêtes et questionnaires
auxquels nos collègues sont soumis. Nous sommes sensibles au fait qu'une centaine de
gynécologues aient bien voulu répondre à l'enquête téléphonique et que plus de la
moitié des membres du Collège interrogés aient si aimablement répondu à notre
demande. Nous remercions le professeur Michel Tournaire, secrétaire général du
Collège, de son appui et de son accord à l'envoi de ce questionnaire, et le docteur
Gérard Bréart (INSERM U149) pour son aide dans la sélection de l'échantillon. Ce
travail n'aurait pu être réalisé sans l'aide financière et matérielle du CERIN.
BIBLIOGRAPHIE
1. National Research Council - Food and Nutrition Board. Recommended
dietary allowances. 10th ed. Washington DC : National Academy Press, 1989.
2. Committee on Medical Aspects of Food Policy. Dietary reference values
for food energy and nutrients for the United Kingdom. Report on Health and Social
Subjects. London : HMSO, 1991.
3. CNRS-CNERNA. Apports nutritionnels conseillés pour la population
française, 2e éd. Dupin H, Abraham J, Giachetti I, éds. Paris : Lavoisier, 1992.
4. Commission of the European Communities. Nutrient and energy intakes for
the European Community. Reports of the Scientific Committee for Food (33th series).
Luxembourg : Office for Official Publications of the European Communities, 1993.
5. US Prevention Services Task Force. Routine iron supplementation during
pregnancy. Policy statement. JAMA 1993 ; 270 : 2846-54.
Tableau 1: Spécialités pharmaceutiques contenant de l'acide
folique
(à l'exclusion des préparations à usage parentéral) (1)
|
B9 (mg) |
Fer (mg) |
A (RE) |
D (mg) |
C (mg) |
Contre-
indications |
A teneur élevée en acide folique
|
Spéciafoldine® |
5 |
- |
- |
- |
- |
|
Complexes fer-folates |
Azedavit® |
0,4 |
27 |
1500 |
10 |
90 |
grossesse |
Carencyl® |
1 |
13 |
7500 |
1000 |
75 |
|
Forvital® |
0,4 |
27 |
- |
- |
600 |
|
Quotivit O.E.® |
0,4 |
10 |
300 |
5 |
80 |
|
Synergyl® |
0,2 |
9 |
750 |
10 |
30 |
|
Tardyféron B9® |
0,35 |
50 |
- |
- |
- |
|
Vivamyne® |
0,4 |
27 |
1500 |
10 |
90 |
|
Spécialités dépourvues de fer
et de vitamine D |
Plenyl® |
0,4 |
- |
900 |
- |
150 |
|
Zédène C 600mg® |
0,4 |
- |
- |
- |
600 |
|
(1) par comprimé, ou par capsule
Tableau 2: Spécialités pharmaceutiques contenant
du fer
(à l'exclusion des complexes fer-folates) (1)
|
Sel |
Sel ferreux
(mg) |
Fer élément
(mg) |
Vit C
(mg) |
Ascofer® |
ascorbate ferreux |
245 |
33 |
|
Erythroton® |
betaïnate ferreux |
100 |
15 |
|
Fer UCB® |
chlorure ferreux |
|
50 |
100 |
Fumafer® |
fumarate ferreux |
200 |
66 |
|
Inofer® |
succinate ferreux |
100 |
33 |
|
Tardyféron 80 mg® |
sulfate ferreux |
256 |
80 |
30 |
(1) par comprimé, par gélule ou par ampoule.
Jean REY et Paul SACHET Hôpital des Enfants Malades
et Centre d'Etudes et de Recherches d'Information Nutritionnelles (CERIN) Paris
: JOURNÉES
DE TECHNIQUES AVANCÉES EN GYNÉCOLOGIE OBSTÉTRIQUE ET PÉRINATALOGIE PMA, Fort de France
12 - 19 Janvier 1995
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