allaitement
maternel et prévention de l'allergie
J. SARLES
Que ce soit un fait réel ou une apparence liée à l'amélioration des moyens
diagnostiques et à la diminution d'un grand nombre de pathologies infantiles, l'allergie
est devenue une des grandes causes de morbidité de l'enfance. Sa prévalence est assez
diversement appréciée selon les critères diagnostiques retenus, mais on peut
considérer que globalement elle concerne 12 à 30 % des enfants, l'allergie alimentaire
concernant 3 à 5 % selon les études les plus rigoureuses.Il y a plusieurs raisons pour
s'interroger sur le rôle de l'alimentation du nourrisson dans l'apparition ultérieure de
troubles de nature allergique. D'une part, le lait de vache, substitut le plus utilisé de
l'allaitement maternel, contient certaines protéines qui passent pour les allergènes les
plus puissants de notre alimentation. D'autre part, le début de la vie semble être une
période tout à fait particulière au cours de laquelle peut s'installer, vis-à-vis d'un
antigène étranger, un état de tolérance ou au contraire d'hypersensibilité selon le
moment où le contact se produit pour la première fois par rapport à la naissance, mais
également selon l'importance de la charge antigénique. Bien que ces connaissances,
issues de données expérimentales, soient loin d'être définitivement établies chez
l'homme, certains faits cliniques comme le rôle délétère probable des " biberons
de complément " semblent les illustrer [1].Il n'est plus à démontrer aujourd'hui
que le lait maternel est, pour de nombreuses raisons (qualité nutritionnelle,
immunologique et psychologique), l'aliment " idéal " du nouveau-né et du
nourrisson. On doit toutefois se demander si, sans aller jusqu'à parler de prévention,
il a un avantage réel par rapport à l'alimentation artificielle sur l'incidence des
maladies allergiques ultérieures et notamment sur l'allergie aux protéines du lait de
vache. Certes les protéines natives du lait de femme sont toutes réputées
anallergéniques et ce lait contient de nombreux facteurs susceptibles de réduire le
risque de contact antigénique (immunoglobulines, lactoferrine, lyzozyme, interféron,
macrophages, lymphocytes...), mais d'un autre côté la présence dans le lait de
protéines intactes de l'alimentation maternelle a été clairement établie, et les cas
de sensibilisation de nourrissons par l'intermédiaire du lait de femme se
multiplient.Dès 1936, Grulee et Sanford avaient montré sur une cohorte non randomisée
de plus de 20 000 enfants que l'eczéma était 7 fois moins fréquent chez les enfants
ayant été allaités que chez ceux ayant reçu du lait de vache [2]. Depuis, de
nombreuses études se sont attachées à vérifier ce fait. Malheureusement leur analyse
n'apporte pas une réponse claire à la question [3]. D'une part il y a pratiquement le
même nombre d'études qui donnent un avantage à l'allaitement maternel que l'inverse.
D'autre part les pièges méthodologiques de ce genre d'études sont tellement nombreux
qu'aucune ne peut prétendre y avoir échappé. Un certain nombre de faits peuvent malgré
tout être dégagés. Si l'avantage existe, il est probablement assez faible, ce qui
expliquerait la difficulté à le mettre en évidence. Il semblerait également qu'il soit
limité dans le temps et que le lait maternel ne fasse que retarder l'apparition des
manifestations d'allergie : effet suspensif et non suppressif. Enfin, cet avantage
pourrait être plus marqué chez les enfants à risque (antécédents familiaux d'atopie)
que dans la population générale, et concerner plutôt l'eczéma et les manifestations
digestives que les manifestations respiratoires.A la suite de la démonstration du passage
dans le lait maternel de certaines protéines alimentaires, et de la découverte d'IgE
spécifiques dans le sérum de nourrissons exclusivement allaités au sein, la question
s'est posée de l'intérêt pour les enfants d'un régime " hypoallergénique "
chez leur mère pendant la lactation. Les régimes proposés, qui excluent généralement
le lait de vache, les ufs, l'arachide et le poisson, pourraient avoir un effet
préventif sur l'eczéma mais non sur les autres types d'atopie chez les enfants à risque
[4]. Il est encore trop tôt cependant pour recommander de tels régimes en pratique
courante.Enfin, parce que le lait de vache est le substitut habituel du lait de femme, les
études cliniques, comme nous l'avons vu, ont traditionnellement comparé ces deux
produits. Or les industriels ont mis au point depuis quelques années des produits
diététiques pour nourrisson dont les protéines, d'origine lactée ou non, ont un
pouvoir allergénique diminué par une hydrolyse partielle. Il y a donc lieu aujourd'hui
de comparer les performances de ces hydrolysats, communément appelés " laits
hypoallergéniques " (laits HA), à celles du lait maternel sur l'incidence de
l'allergie.
Malheureusement les données de la littérature sont encore très parcellaires. Dans une
étude faite à Terre-Neuve sur des enfants à risque, l'incidence cumulée de l'atopie
semblait plus faible au terme de 6 mois d'alimentation exclusive avec un lait HA qu'avec
le lait maternel (régime maternel libre), mais les chiffres se rejoignent à l'âge de 1
an, après 6 mois de diversification [5]. Dans une autre étude, japonaise, un lait HA
pendant 4 mois était suivi de moins de manifestations allergiques (cutanées ou
respiratoires) à 1 an que l'allaitement maternel (régime libre). Toutefois la proportion
d'enfants à risque étant nettement plus élevée dans le groupe reçevant le lait HA, ce
résultat ne saurait être extrapolé à la population générale [6]. Concernant les
enfants à risque, il faudra disposerd'études comparant les laits HA à l'allaitement
maternel sous régime hypoallergénique avant de pouvoir faire des recommandations
fondées.En conclusion, il n'y a pas encore de réponse simple et surtout bien documentée
à la question : l'allaitement maternel est-il le meilleur aliment de prévention de
l'allergie chez l'enfant ? S'agissant de la population générale, imposer un régime
strict à toutes les femmes désirant allaiter aboutirait probablement à une réduction
du taux d'allaitement maternel, et donc à un effet contraire de celui recherché.
Préférer les laits artificiels, même HA, se ferait au mépris de tous les avantages
bien démontrés du lait de femme. Le plus sage est donc probablement de continuer à
militer pour l'allaitement maternel sans contrainte particulière. Concernant les enfants
à risque, sous réserve d'une définition claire de cette population, il paraît
maintenant admis que lorsque l'allaitement au sein est refusé ou impossible, il faille
préférer les laits HA aux laits pour nourrisson usuels. Par contre rien n'indique
actuellement que ces laits HA aient un avantage sur le lait de femme, en particulier si
les mères suivent un régime hypoallergénique. En conséquence, là encore, et jusqu'à
nouvel ordre, l'allaitement maternel doit être encouragé.
bibliographie
[1] Host A. : Acta Paediatr Scand 1988 ; 77 : 663-70.
[2] Grulee G.C. : J Pediatr 1936 ; 9 : 223-5.
[3] Zeiger R.S. : In : Intestinal immunology and food allergy. Ed
: de Weck AL, Sampson HA. Nestlé Nutrition Workshop Series, Vol 34 - Raven Press ; 1995 -
pp 203-22.
[4] Sigurs N. : Paediatrics 1992 ; 89 : 735-9.[5] Chandra R.K. :
Ann Allergy 1991 ; 67 : 129-32.[6] Iikura Y. : In : Intestinal immunology and food
allergy. Ed : de Weck AL, Sampson HA. Nestlé Nutrition Workshop Series, Vol 34 - Raven
Press ; 1995 - pp 269-75.
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